Cet essai a été réalisé dans l’optique d’alimenter la recherche et les recommandations de notre rapport Ça passe ou ça casse: Transformer l’économie canadienne pour un monde sobre en carbone, dans le cadre de notre série Perspectives Autochtones présentant des initiatives menée par des Autochtones pour lutter contre et répondre aux conséquences des changements climatiques.
En ces temps de crise sans précédent – changements climatiques, répercussions économiques, érosion de la biodiversité et pandémie mondiale –, il est plus important que jamais de démontrer du leadership et d’agir de manière concertée à l’échelle locale et planétaire. Cet article présente les points de vue, les inquiétudes et les recommandations des peuples autochtones pour orienter la transition vers une économie sobre en carbone. Il prône plus précisément la création d’aires protégées et de conservation autochtones, l’expansion des programmes de gardiens et la mise en place d’une économie de conservation.
Contexte historique et culturel
La présence des peuples autochtones dans la région remonte à plusieurs millénaires avant l’Empire romain et les pyramides d’Égypte. La preuve : un morceau de charbon vieux de 14 000 ans retrouvé dans un feu de camp d’un village heiltsuk, là où se trouve aujourd’hui Triquet Island, sur le territoire non cédé des Heiltsuks, au large de la côte nord-ouest du Pacifique. Ces peuples étaient déjà là quand la Terre était couverte de glace, avant que le cèdre rouge de l’Ouest gagne les côtes et que le saumon peuple les rivières, alors que les tigres à dents de sabre et les paresseux géants vivaient encore dans le Nord-Ouest du Pacifique. Les peuples autochtones sont témoins des changements climatiques depuis des temps immémoriaux. Selon la datation au carbone 14, leur alimentation provenait de mammifères marins chassés au harpon pendant les 7 000 premières années de cette longue période, et de poissons (saumon, hareng) pendant les 7 000 suivantes.
La langue heiltsuk vient aussi confirmer cette relation ancienne avec les terres. Sur les cartes de navigation locales, on peut voir le passage maritime Nulu Passage, dont le nom est dérivé du mot heiltsuk Nula, signifiant « sœur ou frère aîné ». Ce passage se trouve très près de l’ancien village heiltsuk de Triquet Island. La langue et les noms connectent les Heiltsuks à la terre et les uns aux autres. J’ai moi-même deux noms heiltsuks, reçus lors de cérémonies du potlatch. Le premier, que j’ai porté dans ma jeunesse et que je partage maintenant avec mon petit-fils, est Athalis. Il signifie « loin dans les bois », en commémoration des huit mois que j’ai passés seul sur une île, en observance des ǧvi̓ḷás (lois) heiltsuks. C’est aussi le nom d’une grande maison. Mon nom de chef héréditaire, λáλíya̓ sila, signifiant « se préparant au plus grand des potlatchs », m’a été transmis par feu mon oncle Robert Hall. λáλíya̓ sila est le premier ancêtre humain à être arrivé à Roscoe Inlet, à Clatsja, où il s’est posé sur une fascine à saumon sous forme mi-humaine mi-aigle.
La participation active de la communauté est le soubassement de la lutte contre les changements climatiques en cours sur le territoire traditionnel heiltsuk. Depuis longtemps, les Heiltsuks unissent leurs forces pour gouverner et gérer les écosystèmes de façon à générer l’abondance. Depuis au moins 14 000 ans, les ǧvi̓ḷás (lois) dictent leurs relations entre eux, avec les autres et avec la terre, l’eau et le monde spirituel. Suivant les principes du respect et de l’équilibre, les Heiltsuks cultivaient l’abondance en induisant des changements constants. S’ils ont survécu à la dernière période glaciaire, c’est grâce à leurs systèmes robustes de relations et de valeurs, des valeurs qui guident encore aujourd’hui leur lutte contre les changements climatiques et leur recherche de justice climatique. Lors de la dernière consultation communautaire, en 2021, plus de 300 citoyens heiltsuks se sont montrés largement en accord sur les façons de transitionner vers l’énergie propre. Ce soutien permet à l’équipe heiltsuk de lutte contre les changements climatiques de prendre des mesures décisives et coordonnées à l’échelle locale.
La participation active de la communauté est le soubassement de la lutte contre les changements climatiques en cours sur le territoire traditionnel heiltsuk.
Relation de la Nation Heiltsuk avec la nature : les sept vérités fondamentales
Les ancêtres des Heiltsuks ont pratiqué le brûlage dirigé des forêts, ont prélevé des saumons dans les rivières fertiles ensemencer les autres et ont aménagé des jardins de palourdes et des fascines pour assurer une pêche durable. Cette éthique d’intendance remonte à un temps très lointain, où Raven a transplanté du hareng de Gildith à Nulu. Pour survivre à sa longue histoire d’occupation continue, la Nation a établi des lois et des systèmes de gouvernance, qui l’ont portée dans de nombreuses périodes difficiles. Son parcours à travers le temps et l’espace est décrit dans le projet Voyages sacrés, qui raconte l’histoire des voyages de canoë tribaux – grand exemple de résilience humaine – à travers les expériences, les pratiques et les valeurs des peuples autochtones attachés à leur territoire.
En 2009, j’ai agi à titre de conseiller autochtone pour Biodiversity BC, en prévision de l’Année internationale de la biodiversité 2010. Avec l’aide des gardiens du savoir des Nations Heiltsuk, Haïda et ‘Namgis, nous avons préparé et rédigé le rapport Staying the Course, Staying Alive–Coastal First Nations Fundamental Truths: Biodiversity, Stewardship and Sustainability. Prenant appui sur les expériences, les pratiques, la langue et les cartes, nous y avons défini les valeurs centrales, ou vérités fondamentales, que partagent ces trois Nations côtières. Les sept vérités ci-dessous font appel aux relations anciennes entre les terres et les concepts actuels de biodiversité, d’intendance et de durabilité, et présentent un contrepoids précieux aux connaissances scientifiques.
Vérité 1 : Création
Nous, Premières Nations côtières, occupons nos terres respectives (territoires traditionnels) depuis le début des temps.
Vérité 2 : Rapport à la nature
Nous ne sommes qu’un; nos vies sont étroitement liées.
Vérité 3 : Respect
Toutes les vies sont égales. Nous reconnaissons et respectons le fait que les plantes et les animaux ont tous une force vitale.
Vérité 4 : Connaissances
Nos connaissances traditionnelles de l’utilisation et de la gestion durables des ressources se reflètent dans notre relation étroite avec la nature, ses cycles saisonniers prévisibles et les indicateurs du renouveau de la vie et de la subsistance.
Vérité 5 : Intendance
Nous sommes les gardiens des terres et des eaux qui nous donnent la vie, dont la santé est étroitement liée à celle de notre peuple et de notre société.
Vérité 6 : Partage
Pour la survie de notre monde, il est de notre responsabilité de partager et d’épauler, de nous montrer forts et de donner la force.
Vérité 7 : Adaptation aux changements
Nous subissons des changements environnementaux, démographiques, sociopolitiques et culturels depuis que le Créateur nous a donné nos terres traditionnelles; nous avons toujours survécu en nous adaptant.
Intendance des terres et des eaux
On peut tirer de ces vérités fondamentales de puissantes solutions pour combattre les changements climatiques et favoriser la biodiversité. Les peuples autochtones ont la responsabilité sacrée de veiller sur les terres, les eaux et les ressources du territoire auquel ils sont attachés. Pour concrétiser cette vision de la durabilité, il faudra unir les connaissances locales et traditionnelles et les lois ancestrales au meilleur de la science occidentale.
Pendant trop longtemps, l’être humain a traité les ressources naturelles comme un produit à exploiter et à épuiser, mais nous sommes connectés à ces ressources qui nous donnent la vie. En les mettant à sec, c’est notre avenir que nous risquons. Au contraire, si nous traitons la nature avec plus de respect, nous préserverons le hareng, le varech, le saumon, le caribou et l’orignal, pour nous et pour les générations futures.
Pour concrétiser cette vision de la durabilité, il faudra unir les connaissances locales et traditionnelles et les lois ancestrales au meilleur de la science occidentale.
Si nous continuons à dépendre de systèmes voraces en carbone, non seulement aggraverons-nous les changements climatiques, mais nous mettrons en danger les systèmes naturels qui nous font vivre. Nous avons déjà pu constater les dangers de ce mode de vie.
Par exemple, le 13 octobre 2016, un remorqueur-chaland articulé s’est échoué en territoire heiltsuk, déversant plus de 100 000 litres de diesel et de 3 700 litres d’huile de graissage, de liquide hydraulique, d’huile pour engrenages et de lubrifiants usés dans les eaux pures. L’opérateur, qui s’était endormi, a plaidé coupable et reçu une contravention, qui a servi à financer l’atténuation des dégâts. Les Heiltsuks ont intenté une action civile contre le Canada, actuellement en suspens.
Toute la collectivité a été grandement touchée par l’incident, comme endeuillée d’un proche. Elle a dû assumer la responsabilité de ses terres, agissant à titre de premier intervenant, enregistrant les événements des 48 premières heures et remplissant un rapport d’arbitrage. Au lendemain de cette catastrophe, les Heiltsuks espèrent établir une équipe d’intervention d’urgence et un centre de premiers intervenants sur la côte centrale de la Colombie-Britannique. Elle continuera aussi d’étendre sa protection des terres et des eaux. Cette intendance renforce les relations communautaires et favorise une prospérité sobre en carbone.
Leadership autochtone : façons d’améliorer les approches de croissance dans le Nord-Ouest du Pacifique et la région boréale
Depuis des millénaires, les Heiltsuks vivent en harmonie avec la nature sur leur territoire côtier traditionnel. Mais voilà que, depuis quelques années, des ressources marines comme le saumon, le hareng et le crabe de Dungeness diminuent fortement. La surpêche et les changements climatiques ont fait des ravages : de gros blobs (masses d’eau tempérée) sont apparus, et la teneur en carbone des océans a augmenté, rendant l’eau plus acide et modifiant sa composition chimique, ce qui a eu pour effet d’amincir les carapaces des crabes de Dungeness, de ralentir leur croissance et de causer leur mort prématurée.
Les gardiens heiltsuks suivent ces changements à l’aide des connaissances amassées par les gardiens du savoir depuis des générations. Leurs observations orientent les décisions concernant les quotas de crabes et les endroits à protéger pour assurer le rétablissement de l’espèce.
Ce même système se trouve partout au pays : le Canada compte plus de 70 programmes de gardiens autochtones. Les gardiens sont les yeux et les oreilles qui surveillent les terres et les eaux pour guider les Premières Nations dans leur lutte contre les changements climatiques. Ils observent l’arrivée des oiseaux migrateurs, les endroits où les caribous se nourrissent en hiver, la fonte des rivières au printemps, les populations de saumon, les répercussions des sécheresses sur les populations de cèdre rouge et les causes de l’intensification des feux incontrôlés.
Les gardiens autochtones jouent un rôle vital dans la création et la gestion des aires protégées et de conservation autochtones (APCA), qui seront cruciales pour concrétiser les engagements internationaux actuels et futurs du Canada en matière de changements climatiques et de biodiversité.
Il est démontré que les initiatives autochtones de conservation apportent une prospérité durable. Les programmes de gardiens créent des emplois payants qui rapportent gros aux petites collectivités : les salaires sont investis dans la subsistance des familles et l’économie locale. Les programmes d’APCA et de gardiens engendrent aussi de nouveaux débouchés et stimulent l’investissement à l’échelle régionale.
Les connaissances traditionnelles locales nous enseignent que les systèmes et les processus naturels sont les mêmes depuis des générations, mais voilà que les changements climatiques viennent les bouleverser, causant des irrégularités dans les accumulations de neige, la composition chimique des océans et l’arrivée des saisons.
Il est démontré que les initiatives autochtones de conservation apportent une prospérité durable.
Dans la recherche occidentale, il est important d’établir un point de référence. Mais lorsqu’il est question des terres du Nord, l’Occident ne dispose parfois que d’entre 20 et 80 ans de données, tandis que les connaissances autochtones locales remontent à des millénaires. Il est impératif que ces deux systèmes de connaissances s’allient pour combattre la crise climatique.
Les programmes de gardiens sont le résultat de cette alliance puissante; ils unissent l’expérience des terres aux outils occidentaux pour mesurer la température et la salinité de l’eau, le pergélisol, etc.
Le rôle du gouvernement dans l’atténuation des risques et la promotion des initiatives autochtones
En de nombreux endroits, les gardiens sont les seuls à surveiller les changements climatiques. Les gouvernements de la Couronne n’ont simplement pas les ressources financières pour établir des stations sur le terrain dans les régions éloignées du Nord, mais les gardiens, eux, sont déjà sur les territoires traditionnels. Ainsi, la conclusion de partenariats constituerait une solution financièrement responsable pour atténuer les répercussions des changements climatiques.
Nous avons besoin des connaissances des gardiens pour orienter les politiques et les décisions relatives au climat, qu’il s’agisse de fixer les quotas des crabes de Dungeness ou de limiter l’exploitation des terres riches en carbone. Par exemple, plusieurs nations autochtones ont proposé de créer des APCA dans la forêt boréale. Plus grande forêt encore intacte au monde, cette dernière renferme au Canada environ 12 % des réserves de carbone de la planète. Les aires protégées et de conservation autochtones préservent de larges terres boréales et empêchent ainsi d’énormes quantités de carbone d’être libérées dans l’atmosphère.
Ensemble, les propositions actuelles permettraient de sécuriser de manière permanente plus de 20 milliards de tonnes de carbone, soit l’équivalent de près de 100 ans d’émissions industrielles de gaz à effet de serre au Canada.
Le travail des gardiens ne profite pas qu’aux communautés autochtones, mais à l’humanité tout entière. Les gardiens usent de milliers d’années d’expérience pour assurer la durabilité de ressources dont nous dépendons tous (crabes, caribous, eau pure, réserves de carbone). Avec la crise climatique qui s’intensifie, il est grand temps pour le Canada de les appuyer. En investissant à long terme dans les programmes de gardiens, le pays sera plus à même de respecter ses engagements en matière de climat et de conservation et d’aider tous ses citoyens à s’y retrouver dans un monde en pleine évolution.
Possibilités et recommandations
Les communautés autochtones sont indissociables de l’environnement auquel elles sont attachées, ce qui crée chez elles un puissant sentiment de responsabilité envers la terre, l’eau et l’air. Il est temps que les gouvernements de la Couronne puisent dans cette sagesse en assurant la participation active de ces communautés à la lutte contre la crise climatique. Cette participation devra être axée sur les solutions, portée par la communauté et financée adéquatement. Les communautés autochtones doivent jouer un rôle d’instigateur; il ne suffit pas de leur faire une place à la table.
Il est temps que les gouvernements de la Couronne puisent dans cette sagesse en assurant la participation active des communautés autochtones à la lutte contre la crise climatique.
Les quatre mesures suivantes permettraient d’engager une action collective :
- Appuyer les initiatives autochtones de conservation et d’intendance, y compris les programmes de gardiens autochtones. Cette mesure devrait faire partie intégrante des efforts déployés par le Canada pour concrétiser ses nouveaux engagements : protéger 25 % des terres et des océans du pays d’ici 2025 et 30 % d’ici 2030. Elle devrait également faire partie du plan de relance économique d’après pandémie.
- Promouvoir la réconciliation économique, la résilience communautaire et la prospérité, c’est-à-dire redéfinir la prospérité, corriger les inégalités économiques et revoir les modèles d’affaires pour faciliter la transition vers une économie sobre en carbone.
- Explorer de nouveaux mécanismes et de nouvelles sources de financement pour allouer un maximum de ressources à la gestion des terres et des ressources naturelles, à la préservation de la biodiversité, à la prospérité, à la résilience climatique et à la transition vers une économie sobre en carbone.
- Collaborer avec les gouvernements autochtones pour reconnaître les solutions naturelles, comme la capture et le stockage de carbone dans la forêt boréale. Il faudra trouver des stratégies efficaces pour créer et monétiser des compensations carbone afin d’offrir aux collectivités des sources de revenus novatrices pour la préservation des terres et d’aider le Canada à atteindre ses objectifs en matière de biodiversité et de climat.
L’existence du Fonds de la nature du Canada et du Projet pilote des gardiens autochtones montre que le Canada travaille déjà en ce sens, mais des efforts renouvelés faciliteraient la collaboration pour créer des économies saines et résilientes à toutes les échelles – locale, régionale et nationale – et pour assurer la transition vers une économie sobre en carbone.
Frank Brown est chef héréditaire et membre de la nation Heiltsuk de Bella Bella. Il est actuellement professeur auxiliaire au département de gestion des ressources et de l’environnement de l’Université Simon Fraser et a récemment reçu un doctorat honorifique en droit de l’Université de l’île de Vancouver.