Crédit d'image: Centre de la Nature Mont Saint-Hilaire

Protéger le patrimoine bio-culturel et les droits au territoire

Comment la Nation W8banaki s’adapte aux changements climatiques dans le sud du Québec

Publié dans le cadre de notre série Perspectives Autochtones présentant des initiatives menée par des Autochtones pour lutter contre et répondre aux conséquences des changements climatiques.

1. Introduction et mise en contexte

Le Ndakina, territoire ancestral de la Nation W8banaki1, s’étend approximativement, sur le plan est-ouest, de Akigwitegw (rivière Etchemin) jusqu’à Massessoliantegw (rivière Richelieu)) et, sur le plan nord-sud, du fleuve Saint-Laurent jusqu’à la côte atlantique des États du Maine, du Vermont, du New Hampshire et d’une partie du Massachusetts (voir figure 1). La Nation regroupe actuellement plus de 3 000 membres répartis entre deux communautés : celle d’Odanak et celle de Wôlinak. Le Bureau du Ndakina2 a pour rôle d’assurer la pérennité du Ndakina, principalement par les moyens suivants : 1) la promotion et la défense des droits et intérêts de la Nation sur le Ndakina; 2) la représentation en matière de consultations et de revendications territoriales; 3) la documentation, la conservation, la valorisation et la transmission des savoirs w8banakiak; 4) l’accompagnement dans la lutte et l’adaptation aux changements climatiques. Pour remplir sa mission, le Bureau préconise une approche d’affirmation territoriale plutôt que de revendication territoriale globale.

Figure 1 : Carte du Ndakina, territoire ancestral de la Nation W8banaki (GCNWA, 2021).

Le droit des W8banakiak à la pratique d’activités traditionnelles, à la continuité culturelle et à l’autodétermination est lié à l’intégrité du territoire. Des études sur l’utilisation et l’occupation contemporaines du territoire menées par le Bureau ainsi que pour des groupes particuliers de la Nation (ex. : jeunes, femmes) l’ont bien montré (ex. : GCNWA, 2016). Ces études montrent également que les activités humaines telles que l’intensification de l’agriculture, la privatisation du territoire et la pression exercée par les pratiques commerciales et sportives ont des effets importants sur les activités traditionnelles (ex. : chasse, trappe, pêche, cueillette), les savoirs, la santé et, ultimement, la capacité d’intendance de la Nation. Malgré ces importantes contraintes, les W8banakiak ont su maintenir, non sans difficulté, leurs activités ancestrales à travers le temps (Gill, 2003; Marchand, 2015).

À ces pressions s’ajoutent les changements climatiques. Le Grand Conseil de la Nation Waban-Aki a initié des projets particuliers touchant l’adaptation aux changements climatiques au cours de l’année 2014-2015, grâce à la réalisation d’un premier plan en la matière3 (GCNWA, 2015).

Dans le cadre de cette initiative, les membres ont noté comment les changements climatiques affectent l’abondance, la distribution et la santé des espèces fauniques, halieutiques et floristiques. D’une part, pour plusieurs, la période et le cycle de chasse, de trappe et de pêche sont perturbés, et ce, d’une manière de plus en plus intense au fil des années, bien que cela varie d’une saison à l’autre. Par exemple, les chasseurs et les trappeurs doivent décaler, voire parfois annuler leurs activités. Les déplacements en hiver sont plus dangereux à cause de la fragilité de la glace. Les populations de certaines espèces indigènes (ex. : la perchaude) diminuent, et leur chair est parfois de moins bonne qualité à cause de la prolifération des parasites que peut occasionner la hausse des températures. La qualité et la quantité de certaines plantes médicinales sont aussi affectées négativement par les températures plus élevées, l’assèchement des plantes médicinales réduisant leur production d’huiles essentielles. La prolifération d’espèces exotiques envahissantes est également problématique. D’autre part, plusieurs ont observé une perturbation des débits d’eau et une accélération de l’érosion des berges, particulièrement celles de Alsig8tegw (rivière Saint-François) et de W8linaktegw (rivière Bécancour).

En somme, ces changements ont des impacts importants sur le mode de vie de plusieurs membres de la Nation pratiquant des activités de subsistance, rituelles ou sociales. La vulnérabilité de ces activités aux changements climatiques réduit considérablement la capacité de transmission et de continuité culturelle des membres, affectant ultimement leur santé.

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2. Évaluation des mesures d’adaptation aux changements climatiques

La problématique de cette étude de cas se situe sur deux aspects des mesures d’adaptation aux changements climatiques : 1) la gestion des projets; et 2) la gouvernance et le financement des programmes. Qu’est-ce qui permet qu’un projet en adaptation aux changements climatiques maximise ses retombées positives sur les plans écologique et social, et quelles caractéristiques font en sorte que les programmes permettent aux communautés de s’adapter avec succès aux impacts des changements climatiques?

Nous montrons que le Bureau du Ndakina a priorisé l’accès au territoire et la continuité culturelle par trois projets de lutte contre la dégradation de ressources biologiques et culturelles : 1) Évaluation du succès de reproduction et restauration d’habitat de l’esturgeon jaune (2012-2018), 2) Évaluation d’impact des changements climatiques sur la disponibilité des plantes médicinales et la prolifération d’espèces exotiques envahissantes dans un contexte de santé (2018-2019), et 3) Évaluation des risques d’érosion et d’inondation sur les berges d’Alsig8tegw (rivière Saint-François) et de W8linaktegw (rivière Bécancour) dans un contexte de changements climatiques (mieux connu comme le projet Érosion, 2019-auj.). Ces trois exemples ont été choisis car ils traitent de facteurs de vulnérabilité similaires adoptent des approches d’engagement de la communauté apparentées.

3. Les trois projets

3.1. Gestion des espèces d’importance culturelle : l’esturgeon jaune

La Nation W8banaki entretient un lien culturel important avec l’esturgeon jaune4 – qui est l’emblème de la communauté d’Odanak – et particulièrement avec les populations du fleuve Saint-Laurent et de ses bassins versants. Ce poisson fait toujours partie du régime alimentaire et est particulièrement prisé lors des rassemblements communautaires. Depuis dix ans, le Bureau environnement et terre d’Odanak5 (BETO) documente en profondeur la reproduction de l’esturgeon jaune dans la rivière Saint-François près du barrage hydroélectrique de Drummondville, où une frayère a été repérée, dans le but de proposer des pistes de solution pour la conservation de l’espèce. Les études qui en ont résulté ont démontré que la mauvaise gestion du débit des eaux aux centrales hydroélectriques influence négativement l’écologie de reproduction de l’esturgeon, particulièrement durant les périodes de migration et de fraie (Dufour-Pelletier et al., 2021; voir aussi Clément-Robert et al., 2016). Les phénomènes météorologiques extrêmes tels que la sécheresse, les inondations ou les précipitations totales abondantes viennent troubler encore davantage la reproduction et la pérennité de l’espèce dans ce secteur (COSEPAC, 2017).

Dans cette perspective, les initiatives du BETO quant au suivi de la reproduction de l’esturgeon jaune et de son rétablissement ont eu de nombreuses retombées. Des plans de gestion du site et des débits ainsi qu’un sanctuaire de pêche où est interdite la pêche sportive avant la période de fraie ont été récemment établis, de concert avec des acteurs régionaux importants comme Hydro-Québec et le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs. Ces mesures de protection et de contrôle laissent présager un meilleur succès de la reproduction et de meilleurs taux de survie de l’espèce. Sur le plan technique, le BETO a pu développer des techniques avancées de surveillance et de gestion. Lors d’une rencontre, le gestionnaire du projet a fortement insisté sur l’importance des témoignages de certains porteurs de savoirs et pêcheurs w8banakiak dans l’identification et la caractérisation des sites d’étude d’intérêt pour l’amorce, la planification et le suivi des travaux.6 Un porteur ou une porteuse de savoirs est un membre de la Nation qui a une connexion singulière avec le Ndakina à des fins alimentaires, rituelles, culturelles ou sociales. Cette connexion peut se manifester notamment par la chasse, la pêche, la trappe, la collecte de matériaux ou la navigation (axes de déplacement et de portage), ou par une connaissance approfondie de pratiques telles que les chants, les danses, les cérémonies, les légendes et récits, la langue et les toponymes. Le statut de porteur n’est pas nécessairement synonyme d’aîné. Ce sont avant tout des membres qui sont reconnus par leurs pairs comme des références incontournables. Les porteurs sont sollicités à différents moments des projets (idéation, démarrage, vérification) et de différentes façons selon le projet : bouche à oreille, conversation ou entrevue individuelle, groupe de discussion, activité sur le terrain. En ce sens, les travaux autour de l’esturgeon jaune sont un bel exemple d’intégration des savoirs w8banakiak dans la science dite occidentale. Sur le plan socioéconomique, ce projet de longue durée a permis d’embaucher et de former une dizaine de W8banakiak et d’approfondir le lien culturel que les membres entretiennent avec cette espèce emblématique (voir photo 1). Sur le plan matériel et financier, les sommes générées ont également aidé à la consolidation et à la croissance du BETO, qui gagne en crédibilité et en légitimité auprès des acteurs de la région.

Photo 1 : Des membres de la communauté d’Odanak participent au tri du matériel de dérive (BETO, 2015).

3.2. Gestion des plantes médicinales et des espèces exotiques envahissantes

À travers diverses études, les membres ont souligné que l’intensification des changements climatiques perturbe la distribution et la qualité des espèces floristiques dans le sud du Québec, notamment avec la prolifération de certaines espèces invasives (ex. : le roseau commun et la renouée du Japon), qui entrent en compétition avec des espèces valorisées (ex. : la quenouille, l’achillée millefeuille; GCNWA, 2015, 2016). La qualité des plantes indigènes d’intérêt est aussi réduite, car celles-ci s’assèchent plus rapidement avec le réchauffement climatique. Ces problèmes sont préoccupants : ce n’est pas seulement une ressource qui est en jeu, mais aussi la capacité à transmettre des connaissances et à éduquer les nouvelles générations. Ceci est d’autant plus inquiétant que, en raison du passé colonial et de ruptures entre les générations, les W8banakiak ont vécu une certaine fragilisation de leur savoir ethnobotanique, bien qu’un intérêt pour ce savoir et ces pratiques demeure7 (GCNWA, 2016). Le projet a répondu à ces enjeux en visant deux objectifs : 1) documenter et favoriser la disponibilité et la variété des plantes médicinales au sein des communautés dans un contexte de changements climatiques; et 2) favoriser la transmission du savoir sur les plantes médicinales, la médecine traditionnelle et les changements climatiques.

Le projet a favorisé les liens intergénérationnels en associant étroitement des aînés à des plus jeunes, ce qui a amené ces derniers à développer un fort intérêt pour la médecine traditionnelle.

Le projet a entrainé plusieurs retombées positives. Les entrevues avec les détenteurs de savoirs ont premièrement permis de mieux comprendre la perception de l’impact des changements climatiques sur les plantes médicinales et sur les savoirs ethnobotaniques. Une méthode d’inventaire par transects développée par le BETO et le BETW et par le porteur de savoirs Michel Durand Nolett, à travers des milieux surtout forestiers et humides, a aidé à approfondir les données sur des zones priorisées par les deux communautés et sur des espèces floristiques d’intérêt, selon les saisons. Des zones de vulnérabilité ont ensuite été repérées par le croisement de la distribution des espèces floristiques d’intérêt et celle des EEE. Un volet de renforcement des capacités et de sensibilisation a aussi été mis de l’avant à travers la vulgarisation des enjeux associés aux EEE, dans des ateliers de partage animés par des porteuses de savoirs, par la mise sur pied d’un jardin communautaire et par l’élaboration d’un livret et de capsules vidéo sur les plantes médicinales (voir photo 2). Le lien intergénérationnel a également été favorisé du fait que des aînés ont été étroitement associés à des plus jeunes, ce qui a amené ces derniers à développer un fort intérêt pour la médecine traditionnelle. Par exemple, une jeune Abénakise travaillant au BETO est maintenant pressentie pour prendre le relais de la transmission de ces savoirs liés aux plantes ancestrales.

Photo 2 : Tournage vidéo d’une capsule sur les plantes médicinales (Bureau du Ndakina, 2019).

3.3. Évaluation des risques d’érosion et d’inondation dans un contexte de changements climatiques

Les réseaux hydrographiques ont toujours représenté des lieux d’habitation pour les W8banakiak. Alsig8tegw (rivière Saint-François) et W8linategw (rivière Bécancour) sont des témoins clés de la présence semi-permanente, puis permanente de la Nation au Québec. Plusieurs endroits situés sur les berges de ces rivières sont reconnus comme des sites d’occupation d’importance et sont inscrits aux registres du ministère de la Culture et des Communications du Québec. D’ailleurs, à la lumière des sources orales et écrites et des schémas d’établissement, d’autres lieux pourraient aussi représenter un fort intérêt (ex. : portage, site de campement, site cérémoniel, site de sépulture). De nos jours, plusieurs W8banakiak pratiquent encore des activités sur ces rivières, notamment la chasse, la pêche et la cueillette. Cependant, avec les changements climatiques, le phénomène d’érosion sur Alsig8tegw et W8linategw s’accélère (Roy et Boyer, 2011; Tremblay, 2012). Cette tendance a été confirmée par les membres lors d’entrevues réalisées pour le plan d’adaptation aux changements climatiques (GCNWA, 2015). Ces phénomènes d’érosion et de sédimentation peuvent avoir des impacts notamment sur la qualité de l’eau, les habitats du poisson et, conséquemment, la pêche. De plus, ils peuvent endommager des sites archéologiques ou culturels d’importance.8 La première phase du projet d’évaluation des risques d’érosion et d’inondation sur les berges des rivières Alsig8tegw et W8linaktegw dans un contexte de changements climatiques a permis d’établir l’ampleur de cette dégradation ainsi que de documenter l’impact de celle-ci sur le patrimoine archéologique et culturel.

Ces activités ont mené à l’observation et à l’enregistrement de données sur les mécanismes d’érosion de dizaines de zones présentant un potentiel archéologique et culturel, à la mise en place d’indices de vulnérabilité à l’érosion et à la création de fiches de suivi (voir photos 3 et 4). Cette évaluation du risque devrait permettre à la Nation de mieux planifier et gérer les actions nécessaires pour atténuer ces impacts et protéger ces sites. Comme dans le projet de suivi de l’esturgeon jaune, quelques W8banakiak reconnus pour leurs savoirs en navigation ont été consultés afin d’aider à comprendre l’historique ainsi que l’évolution hydromorphologique et écologique des deux rivières. Au-delà de l’aspect archéologique, une employée de terrain a mentionné que le projet a permis d’explorer le territoire à un niveau plus fin qu’à l’habitude, par le croisement de l’étude de caractéristiques biophysiques et de caractéristiques topologiques. Ces activités ont contribué au renforcement des capacités des équipes d’archéologie et de biologie et ont ouvert la porte au développement de projets conjoints. La participation du BETO et du BETW à ce projet pour les activités terrain a permis de fournir de nouveau des emplois à des membres de la Nation.

Photo 3 : Observation des dynamiques d’érosion dans des zones à potentiel archéologique (BETO, 2020).

4. Leçons apprises et meilleures pratiques

4.1. Leçons pour la planification des activités d’adaptation aux changements climatiques

Comme mentionné précédemment, le GCNWA a amorcé ses activités en matière de changements climatiques et d’adaptation grâce à un programme provincial soutenant la création de plans d’adaptation aux changements climatiques. Vu la courte durée du financement (un an, précédé d’une longue période d’approbation), le programme excluait toute activité de mise en œuvre, empêchant ainsi l’application d’une vision plus porteuse et à long terme.9 Des membres du Bureau du Ndakina et des bureaux environnement et terre d’Odanak et de Wôlinak ont souligné plusieurs autres lacunes, notamment la portée restreinte de la consultation et l’approche de réalisation descendante (top-down), qui a entraîné un suivi trop serré du processus et des retards dans l’exécution. Ce processus a eu pour résultat un plan standardisé et rigide, où il était difficile d’intégrer des préoccupations clés des membres telles que les savoirs traditionnels autochtones, écartés au profit de la mesure et de la quantification. (Par exemple, l’observation de la glace ou de la neige était peu considérée.) En fait, a posteriori, l’accent mis sur la collecte exhaustive de données ainsi que sur l’analyse et la rédaction a été jugé comme loin des priorités des membres, plus concrètes et pratiques.

Face à ce contexte institutionnel, et bien que le plan d’adaptation aux changements climatiques ait fourni des informations et des orientations importantes qui ont directement mené à quelques projets d’adaptation, le Bureau du Ndakina, le BETO et le BETW ont mis en œuvre un programme d’adaptation davantage arrimé aux priorités exprimées par les membres lors de diverses consultations sur l’utilisation et l’occupation du territoire, selon les opportunités du moment. C’est une approche plus ascendante (bottom-up) de la planification.

4.2. Leçons pour la gestion des projets d’adaptation aux changements climatiques

Selon notre expérience, il est important de développer les projets en prenant en compte à la fois les dimensions écologique, sociale et culturelle et les intérêts de la Nation par rapport au Ndakina. Partir de bonnes hypothèses de travail et d’un bon diagnostic requiert également une mobilisation juste de la science et des savoirs traditionnels. Pour ce faire, la participation des porteurs de savoirs et des membres (particulièrement les aînés et les jeunes) à titre de conseillers et pour validation s’est avérée particulièrement productive. L’élargissement de la mobilisation des membres et des élus au sein de la Nation reste toutefois un défi constant. Nous avons constaté que ceux-ci s’engageront plus étroitement si les projets leur fournissent des bénéfices tangibles, par exemple sous la forme d’emplois ou de salaires, d’accès à de l’équipement ou d’occasions de formation ou d’apprentissage.

À une échelle plus large, nous avons vu que la bonne collaboration entre les unités administratives de la Nation et les acteurs régionaux a permis une analyse plus approfondie des enjeux et des interventions plus ambitieuses. Dans les deux sections suivantes, nous verrons que d’autres facteurs, comme le contexte institutionnel et financier, peuvent agir comme catalyseurs ou comme barrières aux projets.

4.3. Leçons pour le financement et la gouvernance de l’adaptation aux changements climatiques

Le succès des projets dépend beaucoup du bailleur de fonds et de la nature du financement. Ici, la question est de définir ce qu’est un financement de « haute qualité » pour les communautés des Premières Nations. En résumé, les expériences de financement des trois projets présentés montrent qu’un financement de qualité doit être adéquat, stable, flexible, offert en espèces et en nature, et adapté aux besoins des communautés.10 D’abord, il va sans dire que le volume, la stabilité et la pérennité du financement aident à assurer une plus grande autonomie au chapitre de la planification et de la mise en œuvre de l’adaptation aux changements climatiques. Par exemple, les travaux d’inventaire et d’aménagement faunique pour l’esturgeon jaune datent d’avant la réalisation du plan d’adaptation, et ils bénéficient d’un financement pluriannuel et substantiel du Fonds autochtone pour les espèces en péril, qui permet la prise de décisions de programme cohérentes. Cette continuité dans le financement fait en sorte qu’il est possible de planifier les activités à long terme, maximisant ainsi leur impact. Cependant, l’obtention de financements plus ponctuels n’est pas moins importante, vu la petite taille des bureaux du territoire et de l’environnement. Ces sommes permettent de compléter les équipes de travail et de fournir des salaires compétitifs à des membres de la Nation, puis d’investir dans de l’équipement de pointe.

Dans les trois cas, on a aussi souligné qu’une certaine flexibilité laissée aux porteurs du projet par les bailleurs de fonds était toujours appréciée, car elle leur permet d’être autonomes dans l’articulation et l’orientation du projet. Parmi les trois projets présentés, deux ont failli ne pas être financés parce qu’ils ne correspondaient pas à la portée initiale des programmes. Pour le projet sur les plantes médicinales, en collaboration avec Services aux Autochtones Canada et Santé Canada, il a d’abord fallu négocier l’éligibilité du projet avant d’obtenir le financement, ce qui a occasionné un décalage entre les phases d’approbation et de démarrage. Une situation similaire a été rencontrée dans le projet Érosion. Le ministère des Relations Couronne-Autochtones et des Affaires du Nord jugeait inadmissible le financement d’activités possédant une dimension archéologique. La demande a premièrement été refusée, mais après discussion et négociation de l’étendue du programme, elle a été acceptée.

Profiter d’une certaine autonomie ne signifie toutefois pas avoir carte blanche. Les administrateurs du Bureau du Ndakina qui ont été rencontrés reconnaissent l’intérêt d’un suivi efficace. On apprécie lorsque le bailleur de fonds va au-delà de son rôle administratif pour assurer également un rôle technique. Un autre point soulevé quant au suivi est la nécessité de distinguer l’importance d’assurer la conformité du projet (ex. : sur le plan des dépenses ou de l’échéancier) et celle de favoriser les occasions d’échange d’information et d’apprentissage, notamment entre le porteur du projet et le bailleur de fonds ainsi qu’entre les différentes communautés financées (autochtones et non autochtones). En effet, il faut souligner le potentiel de duplication ou de transfert de certains projets menés par le GCNWA dans d’autres communautés ou d’autres contextes, particulièrement les projets innovants et qui ont bien fonctionné. Dans le même ordre d’idées, le Bureau du Ndakina considère que, dans les programmes actuels, la composante de partage des résultats et d’apprentissage par communauté de pratique est un parent pauvre, et que les plateformes qui font état des projets autochtones qui ont réussi sont très rares, voire inexistantes.

Enfin, selon notre expérience, il est nécessaire que les financements disponibles soient conçus de manière spécifique ou ciblée pour les communautés autochtones (ou plus largement pour les communautés rurales de petite taille). Autrement, les petites entités administratives comme le Bureau du Ndakina ou le BETO/BETW peuvent difficilement présenter des candidatures compétitives. Une solution possible serait de renforcer le maillage régional par l’association avec des organismes régionaux aux visions et aux objectifs compatibles (ex. : organismes de bassin versant pour le projet Érosion), qui servent de levier pour aller chercher des financements plus substantiels. On trouve d’autres exemples parmi les programmes importants pour la protection des espèces en péril (ex. : Fonds autochtone pour les espèces en péril , Fondation de la faune du Québec), qui chaque année définissent des priorités régionales. Or, les espèces prioritaires pour la Nation sur le plan culturel (ex. : l’orignal, le lynx, la perchaude, l’esturgeon) n’y apparaissent pas la plupart du temps.11

La non-inclusion de ces espèces sur les listes d’espèces considérées en péril vient affecter la souveraineté de la Nation. À notre avis, chaque nation devrait pouvoir définir ses propres espèces prioritaires à financer, mais les mécanismes fédéraux actuels ne permettent pas cette flexibilité. Ce problème met en lumière la nécessité de comprendre les besoins et les priorités propres aux communautés et à leurs organisations, afin de proposer des projets bien adaptés au contexte et à la demande locale.

5. Conclusions et recommandations

L’intégrité du Ndakina est essentielle pour que l’exercice des droits des W8banakiak liés à la pratique d’activités traditionnelles et à l’autodétermination soit effectif. Particulièrement dans les dernières années, les membres ont fait part de leurs préoccupations croissantes par rapport aux impacts des changements climatiques sur ces droits (ex. : chasse, trappe, pêche, cueillette); en effet, ces changements portent atteinte à la qualité et la quantité des espèces fauniques, halieutiques et floristiques. Parce que ces ressources ont aussi une haute valeur culturelle, la vulnérabilité de ces activités aux changements climatiques réduit en outre la capacité de transmission de la culture entre les générations. La planification et les trois cas en matière d’adaptation aux changements climatiques présentées ici ont contribué à mettre en lumière ces impacts et ces préoccupations. Parmi les retombées concrètes de ces trois projets, on compte notamment une expertise socioécologique approfondie du Ndakina au sein du BETO et du BETW, qui lie savoirs traditionnels autochtones et science moderne, un renforcement des capacités techniques et matérielles, des bénéfices tangibles pour les membres et les porteurs de savoirs, le renforcement des collaborations entre les membres, les unités administratives et divers partenaires régionaux, ainsi que le raffermissement des liens entre les générations dans le but de consolider chez les jeunes une culture d’intendance du territoire.

Les facteurs de succès de ces trois projets, tant au chapitre de l’exécution que sur le plan de la planification ou du financement, nous amènent à émettre les recommandations suivantes.

Recommandations pour l’engagement auprès des communautés :

  • Favoriser la recherche par les communautés, car elle permet de mobiliser les membres, de poser de bons diagnostics et d’établir des interventions pertinentes à leur contexte propre.
  • Favoriser des approches d’intervention participatives, qui incluent des savoirs autochtones et de la science moderne, et concevoir les bénéfices socioéconomiques (salaires, renforcement des capacités techniques) comme des éléments centraux de cette participation et de cette inclusion.
  • Favoriser les occasions de maillage dans un esprit de collaboration entre les Premières Nations et les acteurs régionaux qui ont des missions et des activités souvent complémentaires en matière de gestion durable de l’environnement.

Recommandations pour la planification et le financement :

  • Pour les plans d’adaptation aux changements climatiques (lesquels constituent un outil essentiel pour conceptualiser les enjeux, les objectifs, les actions ainsi que les intervenants clés mobilisés), assurer une consultation élargie et continue des membres et faire en sorte que le cadre de planification émerge des communautés plutôt que de suivre un modèle.
  • Offrir aux communautés autochtones un financement de base et récurrent pour qu’elles puissent lutter contre les changements climatiques et s’y adapter.
  • Faire en sorte que le financement des programmes en adaptation aux changements climatiques soit plus flexible et ouvert à des dimensions notamment culturelle et spirituelle, pour accommoder la vision plus holistique des Premières Nations vis-à-vis du territoire.
  • Adapter le financement de certains sous-secteurs (ex. : la conservation des espèces) aux priorités et aux besoins particuliers des communautés.
  • Faire en sorte que les possibilités de financement ouvrent la porte à un accompagnement plus technique ainsi qu’à des occasions d’échange et d’apprentissage entre les différentes Premières Nations participantes.

La Nation W8banaki met actuellement à jour son dernier plan d’adaptation aux changements climatiques, qui couvrait la période 2015-2020. Ayant beaucoup appris des projets d’adaptation réalisés au cours des dernières années, nous avons bon espoir que ce plan saura s’inspirer de processus de planification inclusifs, afin que notre action puisse assurer à long terme l’intégrité du territoire nécessaire à la continuité culturelle et l’autodétermination de la Nation.

Biographies des auteurs

Rémy Chhem est chargé de projet en environnement au Bureau du Ndakina et il complète un doctorat en développement international à l’Université d’Ottawa.

Membre de la Nation W8banaki, Suzie O’Bomsawin travaille depuis 2013 comme Directrice du bureau de Ndakina du Grand Conseil de la Nation W8banaki. Résidente de la communauté d’Odanak, elle est également très impliquée dans divers organismes voués aux intérêts des Premières Nations.

Jean-François Provencher est adjoint de direction au Bureau du Ndakina et il détient une maîtrise en gestion de l’environnement à l’Université de Sherbrooke.

Samuel-Dufour Pelletier est biologiste et Directeur du Bureau environnement et terre d’Odanak.

Références

Bureau du Ndakina. (2020). Projet de recherche sur l’impact des changements climatiques sur la disponibilité des plantes médicinales et la prolifération d’espèces exotiques envahissantes pour les communautés d’Odanak et de Wôlinak dans un contexte de santé. Wôlinak : Grand Conseil de la Nation Waban-Aki.

Clément-Robert, G., S. Gingras, M. Pellerin et R. Poirier. (2016). Enquête sur les sources de variation de débits de la rivière Saint-François durant la période de fraie de l’esturgeon jaune. Sherbrooke : Université de Sherbrooke.

Comité sur la situation des espèces en péril au Canada (COSEPAC). (2017[2006]). Évaluation et rapport de situation du COSEPAC sur l’esturgeon jaune (Acipenser fulvescens) au Canada – Mise à jour. Ottawa : Comité sur la situation des espèces en péril au Canada, 124 p.

Dufour-Pelletier, Samuel, Émilie Paquin, Philippe Brodeur et Michel La Haye. (2021). « Reproduction de l’esturgeon jaune dans la rivière Saint-François : un exemple de participation des peuples autochtones à la conservation d’une espèce emblématique ». Le naturaliste canadien.

Dumont, P., Y. Mailhot et N. Vachon. (2013). Révision du plan de gestion de la pêche commerciale de l’esturgeon jaune dans le fleuve Saint-Laurent. Québec : ministère des Ressources naturelles du Québec, 127 p.

Gill, Lucie. (2003). « La nation abénaquise et la question territoriale ». Recherches amérindiennes au Québec, 33(2), p. 71‑74.

Grand Conseil de la Nation Waban-Aki. (2015). Plan d’adaptation aux changements climatiques – 2015. Odanak : Grand Conseil de la Nation Waban-Aki.

Grand Conseil de la Nation Waban-Aki. (2016). Étude de l’utilisation et de l’occupation du territoire de la Nation W8banaki, le Ndakina, et des connaissances écologiques traditionnelles qui lui sont associées dans la zone d’influence du projet d’oléoduc Énergie-Est de Transcanada. Odanak : Grand Conseil de la Nation Waban-Aki.

Grand Conseil de la Nation Waban-Aki. (2021). Évaluation des risques d’érosion et d’inondation sur les berges des rivières Alsig8ntekw (Saint-François) et W8linatekw (Bécancour) dans un contexte de changements climatiques. Odanak : Grand Conseil de la Nation Waban-Aki.

Marchand, Mario. (2015). Le Ndakinna de la nation W8banaki au Québec : document synthèse relatif aux limites territoriales. Wôlinak : Bureau du Ndakina, Grand Conseil de la Nation Waban-Aki.

Nolett Durand, Michel. (2008). Plantes du soleil levant Waban Aki : recettes ancestrales de plantes médicinales. Odanak.

Roy, A., et C. Boyer. (2011). Impact des changements climatiques sur les tributaires du Saint-Laurent. Présentation au Colloque en agroclimatologie du Centre de référence en agriculture et agroalimentaire au Québec, Université de Montréal.

Tremblay, M. (2012). Caractérisation de la dynamique des berges de deux tributaires contrastés du Saint-Laurent : le cas des rivières Batiscan et Saint-François. Mémoire de maîtrise en géographie, Université de Montréal.

Treyvaud, Geneviève, Suzie O’Bomsawin et David Bernard. (2018). « L’expertise archéologique au sein des processus de gestion et d’affirmation territoriale du Grand Conseil de la Nation Waban-Aki ». Recherches amérindiennes au Québec, 48(3), p. 81‑90.

  1. W8ban signifie « aurore » et Aki signifie « terre ». Par W8banaki, on entend le « Peuple de l’est ou de l’aurore ».
  2. En 1979, le Grand Conseil de la Nation Waban-Aki (GCNWA) a été mandaté par les Conseils des Abénakis d’Odanak et de Wôlinak pour agir comme entité administrative afin de répondre aux besoins des deux communautés. En 2013, le Bureau du Ndakina a été créé au sein du GCNWA pour répondre au nombre croissant de consultations territoriales.
  3. La bougie d’allumage a été un programme pilote du Fonds vert, administré conjointement par le ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques et l’Institut de développement durable des Premières Nations du Québec et du Labrador. Le plan faisait un premier portrait des effets des changements climatiques observés sur le territoire ainsi que des risques prioritaires et des facteurs de vulnérabilité propres aux deux communautés (GCNWA, 2015). Le plan suggérait également des options de gestion des risques et des mesures d’adaptation.
  4. À noter que le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada a recommandé que l’esturgeon jaune obtienne le statut d’espèce menacée (COSEPAC, 2006). L’espèce est également susceptible d’être désignée comme menacée ou vulnérable au niveau provincial. Les mesures d’encadrement de la pêche commerciale instaurées depuis 1987 et les actions d’amélioration de l’habitat de reproduction ont aidé au rétablissement de l’espèce. Malgré tout, le plus récent plan de gestion de l’esturgeon jaune du fleuve Saint-Laurent recommande de poursuivre la recherche, la conservation et, au besoin, l’amélioration des frayères dans l’ensemble du système (Dumont et al., 2013).
  5. Les bureaux environnement et terre d’Odanak et de Wôlinak (BETO et BETW) travaillent depuis 2007 sur de nombreux projets liés à l’environnement. Au fil des années, ils ont développé une expertise diversifiée, notamment en matière de changements climatiques. À ce chapitre, un des mandats clés de ces bureaux, en collaboration avec le BN, est d’améliorer les connaissances sur le Ndakina (faune, flore, eau, terre, etc.). C’est ainsi qu’autour de projets concrets et bien précis, ils participent à la gestion durable d’habitats et d’espèces en péril à travers des activités d’acquisition de connaissances, d’aménagement d’habitats ou de surveillance écologique, menées en parallèle avec de multiples activités communautaires (ex. : sensibilisation, transfert de connaissances).
  6. Un porteur ou une porteuse de savoirs est un membre de la Nation qui a une connexion singulière avec le Ndakina à des fins alimentaires, rituelles, culturelles ou sociales. Cette connexion peut se manifester notamment par la chasse, la pêche, la trappe, la collecte de matériaux ou la navigation (axes de déplacement et de portage), ou par une connaissance approfondie de pratiques telles que les chants, les danses, les cérémonies, les légendes et récits, la langue et les toponymes. Le statut de porteur n’est pas nécessairement synonyme d’aîné. Ce sont avant tout des membres qui sont reconnus par leurs pairs comme des références incontournables. Les porteurs sont sollicités à différents moments des projets (idéation, démarrage, vérification) et de différentes façons selon le projet : bouche à oreille, conversation ou entrevue individuelle, groupe de discussion, activité sur le terrain.
  7. Un sondage réalisé dans le cadre du projet Ndakina (2016) montre qu’environ 15 % des W8banakiak pratiquent régulièrement l’ethnobotanique à des fins médicinales, culturelles ou alimentaires et que 50 % ont des connaissances traditionnelles sur les plantes, sans grande divergence entre les hommes et les femmes.
  8. L’érosion des berges est un phénomène naturel qui, avec l’anthropisation du territoire et les changements climatiques, s’amplifie de façon significative, menaçant le patrimoine archéologique. Le réchauffement global du climat entraîne un processus de dégradation des zones riveraines, mettant à nu des gisements archéologiques. Un site archéologique ainsi exposé peut disparaître définitivement en quelques mois (GCNWA, 2021).
  9. La directrice du Bureau du Ndakina, lors de sa participation à la COP21 à Paris en 2015, avait d’ailleurs exprimé des réserves quant au leadership du Québec, que ce soit au chapitre du manque de vision à long terme ou par rapport à l’insuffisance du financement pour les communautés locales.
  10. Par ailleurs, il a été mentionné que les « coûts d’entrée » aux programmes sont élevés, c’est-à-dire que le niveau de complexité des formulaires et des annexes requis pour le financement peut avoir un effet dissuasif. Bien qu’il soit important d’avoir des dossiers étoffés et le plus exhaustifs possible (pour justifier le plan de travail et assurer un suivi), il est suggéré que les conditions à remplir soient adaptées selon le niveau d’expérience du demandeur.
  11. La perchaude n’a jamais été dans les listes des espèces en péril du fédéral ni sur la liste des espèces menacés et vulnérables au niveau provincial. Depuis 2018, elle est devenue une cible de financement, mais seulement pour la Fondation de la faune du Québec. L’esturgeon jaune a été une priorité du FAEP jusqu’en 2017, le Comité sur la situation des espèces en péril au Canada l’ayant désignée espèce menacée.