Nı́onep'eneɂ Tue (Backbone Lake, formerly Grizzly Bear Lake) in Nááts'įhch'oh National Park backcountry, Northwest Territories, Canada
Crédit d'image: Paul Gierszewski

La vision à double perspective des camps de recherche interculturels

Les méthodes de surveillance des changements climatiques menées par les communautés du Sahtú inculquent un savoir et des compétences nécessaires à l’adaptation à ces changements. 

Publié dans le cadre de notre série Perspectives Autochtones présentant des initiatives menée par des Autochtones pour lutter contre et répondre aux conséquences des changements climatiques.

Résumé

Les changements climatiques frapperont les Territoires du Nord-Ouest (TNO) plus durement que la plupart des autres régions du Canada. Ces cinquante dernières années, le nord des TNO s’est réchauffé plus rapidement que le reste de l’Amérique du Nord et que la moyenne planétaire. Les scientifiques s’attendent à y voir la température moyenne augmenter de quatre à huit degrés d’ici les années 2050. 

Ces changements menacent la santé et la sécurité physique et alimentaire de populations autochtones comme les Sahtú. Pour faire face à cette situation et prendre des décisions éclairées, ce peuple s’est tourné vers le savoir traditionnel, enraciné dans la communauté, et vers des recherches et des discussions scientifiques. Le gouvernement des TNO a aussi établi que, pour orienter les décisions sur d’éventuelles adaptations, la surveillance et la gestion par la communauté faisaient partie des actions les plus importantes.  

Pour faire face aux changements climatiques et prendre des décisions éclairées, le peuple Sahtú s’est tourné vers le savoir traditionnel, enraciné dans la communauté, et vers des recherches et des discussions scientifiques. 

Chez les Sahtú, ce travail a pris la forme de camps interculturels en pleine nature où les participants peuvent apprendre et partager leur culture avec des gens d’autres générations ou adhérant à d’autres systèmes de connaissances. La présente étude de cas explique comment cette stratégie a permis de créer des espaces sûrs propices à l’étude des changements climatiques, au vu des répercussions que tous peuvent constater sur le territoire. On y trouvera des exemples des aspects réussis de ces camps : 

  • l’établissement de liens entre les membres de la communauté et des chercheurs du sud; 
  • l’acquisition de pratiques traditionnelles comme la pêche; 
  • l’exploration et la compréhension de la nature du territoire traditionnel. 

L’étude présente aussi certaines des difficultés rencontrées :

  • le coût élevé des déplacements; 
  • la conception d’horaires optimisant l’engagement des participants; 
  • le maintien d’un sentiment de sécurité et de confiance chez les participants. 

Contexte

La région du Sahtú couvre 280 238 km2, ce qui représente environ la taille de l’Équateur. Il s’agit sans doute de la région la plus diversifiée sur le plan écologique en Amérique du Nord. On y trouve le Sathú (Grand lac de l’Ours), qui, par sa taille, se range au septième rang mondial des lacs d’eau douce; une partie des Shúhtaot’ı̨nę Nęnę (monts Mackenzie); le Dǝho (fleuve Mackenzie), qui constitue le plus long réseau hydrographique du Canada; et le passage de la dechı̨ ta (taïga) à la gokw’i (toundra arctique). 

Source : canadians.org

On compte cinq communautés dans la région du Sahtú : celles de Délı̨nę, de K’áhbamı̨túé (Colville Lake), de Rádelı̨hkǫ́ (Fort Good Hope), de Tulít’a (Tulita) et de Tɬegó̜hɬı̨ (Norman Wells). La population du Sahtú totalise environ 2 500 personnes, dont quelque 70 % (soit 1 800 personnes) sont dénées ou métisses. Les membres de ces communautés parlent, en gros, trois dialectes regroupant six variétés de la Dene Kedǝ, la langue dénée, que l’on appelle aussi « esclave du Nord ». Cette langue reflète le vaste héritage des familles sahtú, qui sont de tradition nomade. Les noms de ces peuples et de leurs variantes dialectales s’inspirent du territoire. Mentionnons à ce titre les Dela Got’ı̨nę (Dénés de la limite forestière), les Dǝho Got’ı̨nę (Dénés du grand fleuve, ou peuple du fleuve Mackenzie, deuxième réseau hydrographique en importance en Amérique du Nord), les Shúhtaot’ı̨nę (Dénés des montagnes, ou peuple des monts Mackenzie) et les Sahtú Got’ı̨nę (Dénés du Grand lac de l’Ours).

La diversité culturelle des Dénés et des Métis est issue des paysages de cette région. Traditionnellement, les familles se déplaçaient de saison en saison, et beaucoup cherchent maintenant à renouer avec le rôle d’intendance qu’ils assuraient sur certains territoires. 

Les Dénés et Métis du Sahtú sont résilients : au fil de leur histoire, ils se sont adaptés à d’importants changements environnementaux, culturels et socioéconomiques. Les changements climatiques posent cependant des défis considérables et nouveaux. Les priorités en matière d’adaptation aux changements climatiques dans la région ont été bien définies dans plusieurs initiatives de recherche et plans récents. Voici un exemple : pour réagir à la diminution et aux changements de comportement des populations de caribous, on a adopté deux plans de conservation communautaires ancrés dans les lois dénées traditionnelles afin de préserver le rapport avec cet animal (Ɂekwe ou ʔəde). Il s’agit du plan Belarewı́le Gots’ę́ Ɂekwę́ (Caribou pour toujours) de Délı̨nę et du plan Dehlá Got’ı̨ne ʔəde de Colville Lake. 

Toutes les recherches menées dans la région du Sahtú devraient correspondre aux priorités de la communauté, favoriser un leadership par les membres et permettre leur participation. Nous présentons ici quelques-unes des recherches menées récemment. 

Approches communautaires

L’idée que toute recherche devrait être menée par la communauté est à la base du forum Nę K’ǝ Dene Ts’ı̨lı̨ (Bien vivre dans la nature). Ce nom incarne et met de l’avant la relation fondamentale entre l’intendance territoriale et l’identité et le bien-être des Dénés et des Métis. Ce forum, où l’on cherche à associer aux recherches des programmes appuyant ces deux éléments, respecte par ailleurs la vision holistique des communautés du Sahtú. 

Dans la foulée de l’entente sur la revendication territoriale du Sahtú, on a créé trois conseils de cogestion – dont l’Office des ressources renouvelables du Sahtú – pour assurer l’administration avisée du territoire. Ses membres et ses divers partenaires ont profité du forum Nę K’ǝ Dene Ts’ı̨lı̨ pour préciser les priorités communautaires et régionales en matière de recherche et l’encadrement régional de ces études. Cette initiative stimule par ailleurs l’acquisition de compétences de recherche à l’échelle régionale et locale, ce qui cultive le talent et les connaissances des Autochtones, et favorise l’établissement de relations respectueuses et de partenariats propices à la réconciliation. 

Ce forum permet aussi d’inviter des chercheurs universitaires, des membres de ministères territoriaux et fédéraux et des représentants de l’industrie impliqués dans des projets en cours ou à venir dans la région à parler de leur travail, de ses retombées et de ses implications. Cette initiative a permis de nouer des relations de collaboration pérennes avec plusieurs chercheurs de divers établissements et disciplines; ces liens s’inscrivent dans les valeurs locales qui reconnaissent l’intendance territoriale comme une question complexe intrinsèquement liée aux enjeux culturels, linguistiques, identitaires, économiques et de bien-être. Selon son mandat, ce forum vise à « fournir des conseils et des services de coordination afin de soutenir l’économie traditionnelle et les activités axées sur la nature ». 

Le forum est donc associé à une vision concrète du territoire, explorée durant ce que l’Office des ressources renouvelables du Sahtú a appelé les « camps de recherche interculturels ». Le format de ces camps est semblable à celui du forum, mais les ateliers ont lieu dans la nature. Ce modèle vise à proposer des expériences interactives à partir, d’une part, de pratiques axées sur la terre et de dialogues avec des détenteurs de savoirs traditionnels et, d’autre part, de techniques et de méthodes de recherche et de surveillance scientifiques. Cette vision à double perspective, comme on l’appelle parfois, rend beaucoup plus compréhensibles et signifiantes les discussions et les décisions portant sur l’intendance territoriale, les changements climatiques et les liens qu’entretiennent ces communautés avec ces questions. Les camps bonifient par ailleurs l’environnement d’apprentissage pour toutes les parties.  

Les participants de ces camps sont issus de plusieurs générations et ont des héritages culturels, une éducation et des systèmes de croyances variés. Cette composition permet d’adopter des programmes holistiques respectueux des différentes cultures dont les approches renforcent le leadership environnemental; honorent, stimulent et mobilisent le savoir autochtone; soutiennent et sollicitent les familles, jeunes y compris; et créent des occasions de favoriser le bien-être, la guérison, l’intendance territoriale et le développement professionnel des Dénés et des Métis.  

« La stratégie de l’Office vise entre autres la décolonisation. Dene Ts’ı̨lı̨, l’autre face de cette même médaille, est orientée vers le territoire. Nous nous concentrons le plus possible sur la nature et sur les jeunes. Ce sont les éléments clés de notre stratégie, avec une planification communautaire de la conservation. Voilà notre approche. »
– Deborah Simmons, Tulı́t’a

Les camps

Globalement, ces camps visent à créer un environnement où, en proposant un apprentissage expérientiel axé sur la nature, on favorise la coproduction de connaissances enracinées dans le savoir traditionnel et le vécu des habitants. Les membres de la communauté, les chercheurs et les partenaires utilisent leur temps dans la nature pour assurer une meilleure intégration des initiatives en cours et à venir, cerner les besoins en matière de recherche et d’habiletés, et appuyer des études inédites et novatrices répondant aux préoccupations propres au Sahtú. Par leur caractère collaboratif, les activités du camp visent à bonifier les recherches et à susciter des échanges et un partage de connaissances entre la communauté et les chercheurs. 

Globalement, ces camps visent à créer un environnement où, en proposant un apprentissage expérientiel axé sur la nature, on favorise la coproduction de connaissances enracinées dans le savoir traditionnel et le vécu des habitants.

L’Office des ressources renouvelables du Sahtú, qui organise de tels camps depuis près de dix ans, profite de chaque édition pour peaufiner son approche, bonifier l’apprentissage des participants, accroître l’autodétermination des communautés du Sahtú et, simplement, améliorer les manières d’échanger, de communiquer, de vivre et de collaborer sur le territoire. 

Voici plusieurs exemples tirés des éditions passées. 

École Dene Ts’ıl̨ı̨a : vers la création d’un réseau de jeunes du Sahtú

Les jeunes de cinq communautés ont exprimé le besoin d’accéder à davantage d’activités dans la nature. Ils ont notamment mentionné qu’ils aimeraient pouvoir y aller avec des aînés durant de plus longues périodes pour améliorer leurs connaissances et leurs techniques de brousse. Du dialogue avec ces jeunes ont émergé trois intentions distinctes : 1) développer les compétences communautaires en mobilisant le Ɂehdzo Got’ı̨nę (l’Office des ressources renouvelables du Sahtú) dans la création et la mise en place de l’école Dene Ts’ı̨lı; 2) renforcer les liens des jeunes avec leur culture traditionnelle; 3) cultiver le leadership des jeunes. 

Les camps ont eu lieu à Dǝocha (Bennett Field) en 2017-2018. Le premier atelier a permis de créer l’approche Dechı̨ta Nezǫ Gots’udı́ (Bien vivre dans la nature), une stratégie interculturelle de planification de la sécurité. Un deuxième atelier a été l’occasion d’évaluer la mise en œuvre de la première mouture du plan et d’y intégrer des éléments touchant la sécurité culturelle et spirituelle. On y a principalement abordé la planification de la sécurité lors des activités automnales. 

Parallèlement aux ateliers de préparation au camp, l’équipe d’instructeurs a pu participer à des réunions de leadership quotidiennes pour revenir sur les apprentissages de la veille et raffiner son approche et ses stratégies pour les activités de la journée. Chacun en a retiré quelque chose, tant les personnes-ressources allochtones que les mentors et les aînés Dénés et Métis. Les premières ont dû comprendre quels contextes étaient nécessaires à l’apprentissage des jeunes Dénés et Métis, et honorer ce besoin. Les seconds ont aussi dû surmonter des difficultés, puisqu’ils devaient être sensibles aux besoins de jeunes qui vivent en ville et étudient dans des contextes structurés, mais qui ne connaissent souvent pas les pratiques traditionnelles associées à l’apprentissage en pleine nature. 

« Un des points importants pour moi, ç’a été d’apprendre à apprécier ma vie, mes proches, ma culture et notre nourriture. Cette année, j’ai eu des sentiments dépressifs, mais l’école Dene Ts’įlį m’a permis de chasser cet état d’esprit. » 

Cérémonie d’alimentation du feu avec Walter Bezha. Photo : Deborah Simmons.
Depuis des milliers d’années, partout sur le territoire du Sahtú, le peuple déné suit des lignes directrices et des lois lui enjoignant d’être fidèle à la terre, à ses ancêtres et aux générations à venir. Trevor Niditchie a filmé à l’école Dene Ts’įlį de février 2017 une vidéo où il parle de certaines des lois dénées régissant le style de vie des peuples de la région du Sahtú.
Pour les Dénés, l’appartenance au territoire est source de grande fierté. Pour assurer la santé de ce peuple, il faut veiller à ce que leur terre soit, elle aussi, saine et prospère. Vidéo créée par Shannon Oudzi à l’école Dene Ts’įlį de septembre 2017.

Camps de connaissance de l’eau : consolidation des connaissances interculturelles et des compétences en recherche et en surveillance de l’environnement 

Les peuples dénés et métis de la région du Sahtú ressentent un lien profond avec l’eau qui les entoure et, comme en témoigne leur participation de longue date à des études scientifiques, s’intéressent beaucoup aux recherches scientifiques et aux activités de surveillance menées sur leur territoire. Par contre, quels que soient les résultats de ces recherches, des communautés de toute la région se sont dites préoccupées par l’état des eaux de leur territoire (et par les risques sanitaires en découlant), potentiellement polluées par les activités d’extraction minière et d’aménagement de leur région et d’ailleurs. Citons à titre d’exemples la mine de Port Radium, les exploitations pétrolières et gazières de Norman Wells, les contaminants transportés sur de longues distances, les effets des sables bitumineux exploités en amont, en Alberta et, plus récemment, les répercussions des changements climatiques et de la potentielle exploitation de pétrole et de gaz de schiste du projet Canol. Cette situation fait en sorte que beaucoup de gens ont arrêté de boire l’eau locale, préférant importer leur eau potable. Comme beaucoup de recherches ont lieu dans la région, il était essentiel de promouvoir – tant du côté des chercheurs que de la communauté – une compréhension interculturelle de l’eau et du concept de risque, et de miser sur cet élément pour optimiser les décisions et la communication des risques à la population. Il y avait aussi un grand désir de consolider les compétences en matière de recherche et de surveillance menées par la collectivité afin que les projets soient réalisés et que les résultats soient communiqués de façon culturellement et socialement respectueuse. 

Le premier camp de connaissance de l’eau a eu lieu dans les Territoires du Nord-Ouest du 19 au 26 août 2019, à l’endroit où la Sahtú Dǝ́ (rivière Great Bear) rencontre la Tek’áı́cho Dǝ́ (Marten River), à Tulı́t’a. Des Dénés et des Métis de la région du Sahtú ont pu rencontrer des chercheurs universitaires sur le territoire pour échanger leurs connaissances sur l’eau, les changements climatiques et la surveillance de l’environnement. Voici les objectifs de ces camps : 

  1. Promouvoir l’échange de connaissances entre les chercheurs et les communautés du Sahtú.
  2. Organiser des groupes de discussion avec des partenaires communautaires pour améliorer la communication à la population des résultats d’études sur l’eau. 
  3. Établir de nouveaux sites de référence pour la surveillance de la qualité de l’eau et de l’environnement, et collaborer avec les communautés et les partenaires pour créer un cadre de référence régional en la matière.

Les activités variaient d’un jour à l’autre : tâches quotidiennes, pêche (activité particulièrement appréciée des jeunes), récolte de baies et de branches d’épinette, séchage du poisson, préparation de côtes d’orignal, perlage, brûlage, ornementation à piquants de porc-épic et cuisson d’un porc-épic égaré sur le campement. Ces activités expérientielles, animées par des membres de la communauté, ont été signifiantes pour tous les participants, qui ont pu apprendre à entrer en contact avec la nature, comprendre le sens de la culture dénée et le rapport holistique de ce peuple à la terre, aux eaux, à la faune et à la communauté. 

Danseurs (de gauche à droite) : Mylène Ratelle, Emily Ogden, Deborah Simmons et Rosanne Taneton.
Percussionnistes (de gauche à droite) : Leon Andrew, Keith Widow et le chef Frank Andrew.

Les activités de recherche ont proposé une autre forme d’apprentissage expérientiel aux participants. On a créé trois groupes de discussion, sur l’eau potable, la surveillance de l’environnement et les changements climatiques. À la demande des jeunes, on a ajouté au programme de ce dernier une discussion sur le leadership chez les jeunes. D’autres activités de recherche ont eu lieu (ex. : démonstration de la collecte et du traitement d’échantillons d’eau et de données par le ministère de l’Environnement des Ressources naturelles; carottage et études des anneaux de croissance d’arbres; atelier de cartographie; et prélèvement d’échantillons dans la rivière Great Bear). 

« Nous sommes ici pour inculquer aux jeunes la conscience de l’eau et leur enseigner la science qui y est associée. Nous ne faisons pas qu’inviter des chercheurs et des scientifiques du sud, nous leur transmettons aussi des connaissances traditionnelles, du savoir déné et des prédictions de nos ancêtres et de nos prophètes. Nous combinons les deux visions. » Michael Neyelle, Délı̨nę

« Máhsı aux aînés qui m’ont enseigné et transmis leurs connaissances. Grâce à vous, j’ai pu devenir une Autochtone respectueuse. Sans ce programme, je n’aurais jamais pu apprendre tout ça. Je ne suis jamais allée sur le territoire avec ma famille, personne ne m’a appris ces choses-là. C’est pour ça qu’il nous faut plus de programmes du genre pour les jeunes. Nous devons agir concrètement. »   Kyanna Lennie-Dolphus, Tulı́t’a

Projet Tracking Change 

Depuis 2016, des communautés du Sahtú participent au projet Tracking Change. Au moyen d’activités concrètes, d’échanges et d’interprétation du savoir traditionnel, elles contribuent à l’étude des changements écologiques touchant l’eau et la pêche de subsistance dans le Dǝhogá (fleuve Mackenzie) et aux alentours. À terme, ce projet vise à renforcer la voix des communautés de la région du Sahtú dans la gestion de ce cours d’eau. Leurs connaissances locales et traditionnelles peuvent nous aider à comprendre et à interpréter les tendances à long terme des changements culturels et écologiques, et le rapport entre l’intégrité de ce réseau hydrographique et le bien-être de la communauté.

Camp de pêche de Délı̨nę (2016). Photo : Christine Wenman.

Le poisson a toujours été un aliment essentiel des peuples du Sahtú, disponible quand les aliments exceptionnels comme le caribou et l’orignal manquent. Les changements actuels attribuables au climat suscitent cependant des préoccupations quant à l’avenir de la pêche comme activité et comme moyen de subsistance. En 2016, la communauté de Délı̨nę Got’ı̨nę a participé à une expérience pilote d’un an dans le cadre du projet Tracking Change, où l’on a examiné d’éventuels changements environnementaux dans la région du Grand lac de l’Ours. En 2017, un camp semblable a été organisé dans la communauté de Tulı́t’a Got’ı̨nę, puis en 2018, on a profité du camp de pêche annuel de la famille Lafferty – tenu en aval, dans la région de K’áhsho Got’ı̨nę – pour aborder des questions semblables, et notamment discuté des changements à apporter aux pratiques d’éducation intergénérationnelle pour assurer la transmission de connaissances et d’habiletés essentielles à la pêche ainsi qu’à la préservation et au partage du poisson. 

Dans le cadre d’activités concrètes, les participants ont pu mettre en commun et interpréter le savoir ancestral associé aux changements écologiques touchant l’eau et la pêche de subsistance. Ces activités avaient cinq grands objectifs : 

  1. Consigner des méthodes axées sur la narration et la pratique en vue d’assurer une transmission interfamiliale, intercommunautaire et intergénérationnelle des connaissances et des habiletés traditionnelles sur la sécurité aquatique, la pêche de subsistance, la préparation du poisson et l’économie du partage. 
  2. Garder la trace de savoirs, de récits et de renseignements géographiques traditionnels sur l’écologie de l’eau et des poissons. 
  3. Consolider les processus de planification des recherches et de la surveillance fondées sur le savoir traditionnel. 
  4. Renforcer la gouvernance et le leadership à l’échelle communautaire en matière d’intendance de l’eau et de conservation des poissons.
  5. Favoriser le réseautage et la collaboration dans les projets actuels et futurs de recherche et de surveillance axés sur le savoir traditionnel menés par les communautés du Sahtú. 

Les participants ont pu se familiariser avec les pratiques traditionnelles de pêche, d’écologie des poissons et de l’eau, ainsi qu’avec les changements survenus au fil des ans. Ils ont aussi pu apprendre des techniques de pêche traditionnelles et participer à des entrevues semi-structurées visant à explorer les conséquences des changements climatiques sur l’eau, le bien-être, et sur les poissons et leur santé. En associant la recherche et la surveillance à des processus de conservation communautaires, on s’assure que les projets permettent la mobilisation et la réconciliation des savoirs, et qu’ils s’inséreront dans des modèles de gouvernance solides où les décideurs seront directement impliqués.

Tenue des camps durant la pandémie de COVID-19

Comme toutes les organisations, l’Office des ressources renouvelables du Sahtú a dû s’adapter à la pandémie de COVID-19 et trouver des moyens pour poursuivre son travail. Nous avons pu créer des bulles communautaires et organiser davantage de séances du forum Nę K’ǝ Dene Ts’ı̨lı̨ dans les communautés, tandis que nos partenaires externes ont été invités à participer virtuellement. Personne n’a donc senti que le travail était interrompu. Un des projets sur la sécurité alimentaire et sur les conséquences des changements climatiques tirait à sa fin à Tulı́t’a. Plusieurs membres de cette communauté devaient participer à un échange culturel à l’Université de Waterloo pour apprendre comment les données qu’ils avaient prélevées seraient analysées, mais ce déplacement a dû être annulé en raison des restrictions. Nous avons donc songé à une solution pour tenir l’échange culturel à distance et procurer aux jeunes autochtones du programme Shúhta Ne K’édíke (gardiens des montagnes) de la région un emploi à court terme.  

Le programme Shúhta Ne K’édíke favorise la santé et le bien-être communautaires; stimule le développement économique et la création d’emplois; renforce la sécurité alimentaire ainsi que la gouvernance et les démarches de réconciliation locales; et améliore l’intégrité culturelle et spirituelle. Ce programme – où l’on cherche à cultiver la résilience grâce à des activités d’intendance axées sur le territoire – mise sur le savoir ancestral et sur la science pour comprendre les changements climatiques et socioécologiques affectant nos peuples et pour concevoir des stratégies adaptées pour y réagir. Les initiatives de ce programme sont menées à l’échelle locale et visent à restaurer l’intendance des Autochtones sur leurs territoires traditionnels et à encourager les communautés à assumer cette fonction. Les participants apprennent enfin des notions essentielles à la prise de décision, qui aideront les communautés à faire des choix par rapport aux études et aux projets industriels ou extractifs futurs, et à prendre part aux échanges sur les politiques et les règlements avec les différents ordres de gouvernement. 

Au début du projet, on a envoyé ces jeunes gardiens des montagnes dans la nature; accompagnés de mentors, ils y ont récolté des aliments traditionnels pour l’atelier et ont pu constater directement les répercussions des changements climatiques sur leur territoire et sur la disponibilité des aliments. Comme ils ont dû affronter un froid saisissant et d’importantes chutes de neige, ils ont aussi appris à survivre et constaté les effets de la météo sur le comportement des animaux. En l’absence de gibier, petit ou grand, ils ont pêché et ont ramené leurs prises dans leur communauté. 

Aucun participant ne venait de l’extérieur du territoire; les personnes qui étaient là (jeunes et moins jeunes) ont pu bénéficier des affiches explicatives très claires que nous avions préparées pour l’atelier et apprendre à parer un poisson, à en préserver la chair et à limiter les pertes. Comme les changements climatiques ont rendu les sorties plus imprévisibles, plus coûteuses et potentiellement moins fructueuses, nous en avons profité pour souligner aux participants l’importance de transmettre ces acquis à leur communauté. Cet atelier nous a aussi donné l’occasion de discuter des résultats de la recherche menée, qui allaient dans le sens des pratiques traditionnelles de la communauté, soit le partage des aliments traditionnels pour assurer la santé de tous.  

Leçons apprises

Chaque camp en pleine nature s’accompagne de nouveaux obstacles, de nouvelles découvertes et de nouveaux plaisirs. Il est maintenant évident qu’il est nécessaire d’adopter des approches d’enseignement stratégiques et réfléchies pour permettre un réel échange de connaissances entre cultures, particulièrement chez les jeunes.

La première grande leçon, qui est depuis appliquée à chaque camp, porte sur la nécessité de veiller au bien-être des participants aux programmes dans la nature, et en particulier des jeunes. De nombreux jeunes du Sahtú sont aux prises avec des problèmes de dépendance, les conséquences intergénérationnelles des pensionnats autochtones et du colonialisme, et le stress ou les traumatismes qui en découlent. C’est aussi le cas des membres de l’équipe de leadership. Vivre dans la nature ne constitue pas en soi, comme on le croit souvent, un chemin vers le bien-être; en réalité, la nature peut au contraire agir comme catalyseur – et les gens demeurent affectés par ce qui se passe en ville. Les responsables des camps destinés aux jeunes du Sahtú doivent suivre des formations sur le bien-être afin d’être outillés pour intervenir adéquatement dans ces situations qui surviendront assurément, et pour aider les jeunes à se sentir bien à leur retour dans la collectivité.

La deuxième grande leçon, c’est de ne pas présumer que tout le monde sait comment passer du temps en nature de façon sécuritaire. Notre premier camp a mené au développement de l’approche Dechı̨ta Nezǫ Gots’udı́ (Bien vivre dans la nature), une stratégie de planification de la sécurité qui comporte des volets culturels et spirituels. Depuis, chaque camp est l’occasion d’évaluer la mise en œuvre de cette approche et d’y intégrer l’information et les apprentissages qui en découlent. Le dernier camp, tenu cet hiver, nous a fait prendre conscience qu’il faut se doter de règles pour déterminer quand les déplacements ne sont pas recommandés en hiver, par exemple lorsque le mercure chute sous la barre des -40 °C. 

Le processus de planification de la sécurité s’est avéré inestimable pour le développement du leadership, puisqu’il s’agit d’un processus collaboratif mobilisant tous les participants dans l’élaboration de l’approche et des activités du programme. Outre les ateliers de préparation au camp, les réunions quotidiennes de leadership offrent aux membres de l’équipe d’animation un moment pour discuter des apprentissages de la veille et peaufiner l’approche et le plan pour les activités de la journée à venir. Ces réunions se déroulent sans ordre du jour précis, et quiconque souhaite y participer et assumer un rôle de leader, même pour une seule journée, est bienvenu. Nous avons constaté que ce format est extrêmement bénéfique et gratifiant, puisqu’il incite les jeunes à prendre part aux réunions, à proposer de nouvelles idées et à assumer ce rôle de leader.

La troisième leçon tirée des camps, c’est qu’il ne suffit pas de vivre ensemble dans la nature : il faut également créer un environnement propice à l’apprentissage. En effet, les camps doivent prévoir des activités d’apprentissage structurées, mais aussi laisser suffisamment de temps pour des activités dénées ts’ı̨lı̨ moins encadrées (pêche, récolte, cueillette de baies, couture, etc.). Il est important que les deux cultures soient représentées pour les jeunes, puisqu’ils évoluent à cheval entre celles-ci, et doivent avoir l’occasion de se familiariser avec chacune d’entre elles et de se réconcilier avec cette dualité. Ainsi, même si les aînés ne s’intéressent peut-être pas aux drones, si on montre aux jeunes à s’en servir pour comprendre comment se transforme la nature en combinant cet apprentissage aux récits d’aînés et aux promenades dans cette nature, on leur brosse un portrait complet des différentes façons de concevoir et de comprendre leur territoire.

Dans le même ordre d’idées, les participants, particulièrement les jeunes encore, cherchent aussi à acquérir des compétences qui les aideront à trouver un emploi. Il importe donc de proposer des formations qui mènent à l’obtention de certificats (maniement des armes à feu, utilisation sécuritaire d’une scie à chaîne, survie en région sauvage, secourisme, etc.). Ces certificats favorisent également le recrutement de participants aux camps, recrutement qui demeure difficile pour différentes raisons (garde des enfants, problèmes de dépendance, anxiété à l’idée de laisser sa famille et de se retrouver dans la nature, pression des pairs, etc.). Au fil des camps, le recrutement devient cependant plus facile, et le fait de savoir que la formation mène à quelque chose de concret, comme un certificat qui peut favoriser l’obtention d’un emploi, est un incitatif.

L’un des plus grands bénéfices des camps, ce sont les relations positives et d’entraide qui s’y tissent. Ces relations se consolident ensuite pendant des mois et des années, et les participants parlent du camp comme d’une communauté ou d’une famille. Les camps ont aussi grandement amélioré les relations entre les chercheurs et les membres de la collectivité, en aidant chacun à comprendre le point de vue de l’autre, ce qui lui importe et pourquoi. Ils ont également amélioré les relations entre le personnel de l’Office des ressources renouvelables du Sahtú et les chercheurs et membres de la collectivité, ce qui facilite le recrutement et la participation aux travaux de l’Office et incite les anciens participants à faire des dons.

Les camps ont en outre renforcé les relations entre les membres de la collectivité. Depuis que l’un des camps de formation de l’été 2020 a rassemblé des jeunes de Tulı́t’a et Norman Wells (TNO), ces jeunes demeurent en contact et se rencontrent pour parler du camp et planifier des activités. Un autre camp, qui a eu lieu à l’été 2018, a donné l’occasion à des grands-parents de passer du temps en nature avec leurs enfants et petits-enfants pendant deux semaines, en toute simplicité.

Les relations qui se nouent pendant les camps favorisent une meilleure compréhension entre les cultures et les générations. L’Office des ressources renouvelables du Sahtú estime d’ailleurs que ces relations seront bénéfiques pour la région, parce que c’est en misant sur le savoir traditionnel et la science que les collectivités pourront se doter de stratégies d’adaptation aux changements climatiques, prendre des décisions qui s’inscrivent dans la philosophie dénée ts’ıl̨ı̨ et avoir les ressources nécessaires pour faire preuve de résilience face à tous les changements qui s’annoncent.

« Nous accomplissons beaucoup ici, et je souhaite remercier les jeunes hommes et tous ceux qui ont donné un coup de main. C’est vraiment très précieux. Comme je le dis depuis le tout premier jour, je me sens vraiment bien ici, avec vous tous. C’est bon pour le moral, et c’est notre raison d’être. On se retrouve dans la nature et on renoue avec celle-ci et notre spiritualité, ce qui est tellement important pour moi et pour tout le monde. Chaque jour, on apprend quelque chose; on apprend des autres cultures, de leurs façons de faire et de nos traditions, ce qui nous aide à grandir et à comprendre. Je crois avoir entendu dire que ce qu’on fait, c’est pour les jeunes, et il faut continuer ainsi. J’aimerais remercier Debbie et l’équipe de l’Université qui sont venues ici pour mettre le programme sur pied. Il est excellent, et j’espère que nous pourrons poursuivre sur cette lancée. Nous parlons toujours de la jeune génération, et nous sommes là pour leur enseigner et leur montrer la voie à suivre. Máhsı. » Wilbert Menacho, Tulı́t’a

À propos des auteurs

Kirsten Jensen travaille en conservation depuis près de 10 ans, dont elle a consacré la majeure partie à se familiariser avec la façon dont d’autres cultures protègent leurs lieux importants. Dans le cadre de son travail à l’Office des ressources renouvelables du Sahtú, elle aide les membres de la collectivité à renouer avec la nature et à acquérir les compétences qu’ils recherchent auprès d’aînés et grâce à la science occidentale, tout en veillant à ce que leurs opinions soient prises en compte dans les décisions relatives au territoire.

Deborah Simmons est directrice générale de l’Office des ressources renouvelables du Sahtú. Élevée aux Territoires du Nord-Ouest, elle a fait des études en sciences sociales et se spécialise dans les enjeux sociaux et environnementaux qui touchent les Autochtones.

Aîné de Shúhtaot’ı̨nę, de la bande dénée Shúhtaot’ı̨nę, Leon Andrew est directeur de la recherche à l’Office des ressources renouvelables du Sahtú. Il a mis à profit son expertise dans plusieurs projets d’étude du savoir traditionnel, et conseille et épaule les archéologues du gouvernement des Territoires du Nord-Ouest au Centre du patrimoine septentrional Prince-de-Galles. Il est également un interprète chevronné en déné et en anglais.