Catastrophes non naturelles

Colonialisme, déplacements attribuables au climat et souveraineté autochtone dans la réponse à la catastrophe ayant frappé la nation des Siksika

Publié dans le cadre de notre série Perspectives Autochtones présentant des initiatives menée par des Autochtones pour lutter contre et répondre aux conséquences des changements climatiques.

Résumé 

Les communautés autochtones du Canada sont touchées de façon disproportionnée par les risques que posent les changements climatiques, mais pas seulement pour des raisons associées au climat. Dans ce pays, très peu de recherches ont été menées dans les milieux autochtones sur les relations entre les catastrophes non naturelles que sont le colonialisme, la dépossession territoriale et les déplacements attribuables au climat. Dans la présente étude de cas, nous avons cherché à comprendre les répercussions à long terme de la dépossession territoriale, des déplacements attribuables à une catastrophe et des changements climatiques sur les membres de la nation des Siksika, qui vivent sur le territoire du Traité no 7, dans le sud de l’Alberta. Les entrevues menées dans le cadre de cette recherche communautaire ont été réalisées auprès de membres de la nation par Darlene Yellow Old Woman-Munro, une aînée de cette communauté.  

Après l’inondation dévastatrice de 2013, les membres de la nation des Siksika ont vécu un déplacement en plusieurs phases. Six longues années après la catastrophe, certaines des personnes évacuées n’étaient toujours pas rentrées chez elles. Le processus de rétablissement se poursuivait vers une issue incertaine.  

Dans cette étude de cas, nous remettons en question le sens que l’on attribue habituellement à la notion de catastrophe naturelle. Lorsqu’on adopte le point de vue des communautés autochtones et considère les risques ciblés et persistants causés par la dépossession territoriale – elle-même attribuable à la colonisation et aux changements climatiques anthropiques –, on comprend que l’inondation d’une communauté des Premières Nations n’a pas grand-chose de naturel.  

Notre étude s’intéresse à l’exemple d’autodétermination que représente la création du Dancing Deer Disaster Recovery Centre, un établissement unique en son genre, mené par des membres de la nation des Siksika, et qui visait à favoriser le rétablissement par une approche culturellement appropriée et respectueuse du bien-être physique, psychologique, culturel et spirituel des personnes déplacées. 

Introduction 

Depuis trente ans, on observe une hausse de la fréquence et de la gravité des catastrophes survenant au Canada. En 2020 seulement, les dommages assurés causés par des événements météorologiques majeurs atteignaient 2,4 milliards de dollars (BAC, 2021). Ces inondations, ouragans et feux incontrôlés sont souvent présentés comme des catastrophes naturelles par les médias, le gouvernement et les organisations responsables du soutien. Pourtant, le qualificatif « naturelles » ne témoigne pas bien des déterminants sociaux associés aux risques ni de l’aggravation de ces événements par une utilisation inappropriée du territoire, par la nature fragmentée des systèmes de gouvernance et par des activités privilégiant les gains et les bénéfices électoraux à court terme (Lavell et Maskrey, 2013; Oliver-Smith et coll., 2016). Plus précisément, catégoriser une catastrophe comme naturelle évacue les notions de déni, de déplacement, de dépossession et de perte, des catastrophes non naturelles avec lesquelles les Premières Nations doivent continuellement composer (Howitt, 2020; Howitt et coll., 2012). 

Dans la présente étude, nous examinons les répercussions actuelles et futures de la colonisation – un phénomène non naturel – sur les communautés dans leur rétablissement après une catastrophe. Plus précisément, nous nous intéressons aux répercussions à long terme de la dépossession territoriale, des déplacements attribuables à une catastrophe et des changements climatiques sur la nation des Siksika à partir d’entrevues menées durant une recherche communautaire par Darlene Yellow Old Woman-Munro, une aînée de la nation des Siksika qui a travaillé comme infirmière de santé publique, comme chef de la nation et comme directrice du Dancing Deer Disaster Recovery Centre. L’étude de cas se base aussi sur les observations de cette leader. 

L’équipe de recherche et de rédaction de la présente étude réunissait aussi Emily Dicken, une femme d’origine autochtone et européenne comptant plus de 15 ans d’expérience en gestion d’urgences, et Lilia Yumagulova, une Bachkire cumulant, elle aussi, plus de 15 ans d’expérience en matière de résilience des communautés autochtones. Elles sont toutes les deux titulaires d’une maîtrise en sciences et d’un doctorat. Les membres de l’équipe se sont rencontrées lors d’un cercle consultatif organisé dans le cadre de Preparing our Home, un programme de résilience communautaire mené par de jeunes Autochtones.  

L’approche utilisée pour cette étude de cas, axée sur des méthodologies autochtones, visait à créer un espace culturellement sûr pour explorer la dépossession territoriale et les évacuations après une catastrophe dans le contexte de déplacements attribuables au climat. On estime que les changements climatiques continueront d’accroître les risques dans les prochaines décennies – risques qui, de leur côté, seront multipliés par des facteurs non climatiques tels que les inégalités sociales, économiques, culturelles, politiques et institutionnelles (GIEC, 2016). Il importe de comprendre que la réponse à une catastrophe et les mesures de planification des urgences peuvent contribuer à réduire les méfaits et favoriser la guérison, plutôt que d’approfondir les vulnérabilités et les iniquités.  

Notre étude de cas s’intéresse au long parcours qu’ont dû entreprendre les Siksika pour rentrer chez eux. Le déplacement, la perte et les traumatismes ont eu pour ces personnes des conséquences physiques et psychologiques persistantes. Nous présenterons les meilleures pratiques en matière d’autodétermination des Autochtones dans le rétablissement après une catastrophe, notamment la prestation de services culturellement appropriés, menés par la communauté et répondant aux besoins physiques, psychologiques, spirituels et affectifs des personnes évacuées après une catastrophe.  

« La réponse à une catastrophe et les mesures de planification des urgences peuvent contribuer à réduire les méfaits et favoriser la guérison, plutôt que d’approfondir les vulnérabilités et les iniquités. » 

Colonialisme et déplacements : des catastrophes non naturelles 

Depuis des temps immémoriaux, des peuples autochtones vivent sur le territoire qu’on appelle aujourd’hui le Canada. On peut cependant voir les 400 dernières années de colonisation de l’histoire de ce pays comme découlant d’une idéologie politique ayant légitimé l’invasion, l’occupation et l’exploitation européennes modernes des territoires habités par les Autochtones, et s’étant avérée dévastatrice pour la culture autochtone (Coates, 2014). Pour répondre aux besoins économiques et politiques affirmés par les pouvoirs impériaux, on a justifié la colonisation comme moyen d’apporter le catholicisme et la « civilisation » aux peuples autochtones, avec l’universalisation d’un certain système de croyances et de valeurs européennes (Deloria, 1969; Howe, 2003; McMillan et Yellowhorn, 2004). 

Les conséquences persistantes de la catastrophe non naturelle qu’est le colonialisme au Canada ont été désastreuses pour les peuples autochtones. Le déclin rapide de la population et l’omniprésence de violences physiques, psychologiques et sociales ont entraîné un effritement identitaire, linguistique, territorial, culturel et spirituel considérable (Howitt et coll., 2011). En 1876, le gouvernement du Canada a créé la Loi sur les Indiens, coordonnant ainsi l’approche de la « politique sur les Indiens » avec pour effet d’exacerber la dépossession des peuples autochtones. Les priorités de cette loi – qui visait l’assimilation des peuples autochtones, soit leur élimination en tant que nations distinctes – concernaient essentiellement trois domaines : le territoire, l’appartenance et la gouvernance (Morris, 1880; Reading et Wien, 2009). Duncan Campbell Scott, superintendant adjoint aux Affaires indiennes de 1913 à 1932, explique ainsi l’idée : « Notre objectif est de poursuivre le travail jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul Indien au Canada qui n’ait pas été absorbé par la société et jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de question indienne ni de département des Affaires indiennes. Voilà l’objectif du projet de loi. » (CVRC, 2015, p. 57). 

Pour les peuples autochtones du Canada, le colonialisme est un épisode douloureux associé au non-respect de traités, à l’envahissement de territoires, aux pensionnats et à la Loi sur les Indiens. Cette loi a miné la capacité des communautés autochtones à s’autogouverner et permis au gouvernement fédéral de dépouiller les chefs et les conseillers de leurs pouvoirs et d’invalider les décisions des conseils de bande. Il s’agit là de notions centrales de la présente étude de cas. À mesure que s’est consolidée cette loi, le gouvernement s’est arrogé une autorité de plus en plus importante sur l’attribution du territoire des réserves (Reading et Wien, 2009; CVRC, 2015). C’est selon cette approche paternaliste que des réserves entières ont été relocalisées contre le gré des communautés qui y vivaient.  

Ces relocalisations forcées ont perturbé les modèles autochtones d’occupation du territoire, qui tenaient compte des possibilités et des dangers saisonniers (par exemple, durant l’hiver, on déplaçait souvent les villages vers des lieux protégés des tempêtes et autres menaces hivernales). Traditionnellement, beaucoup de communautés se déplaçaient avec les saisons (Dicken, 2017) et choisissaient leurs emplacements selon les possibilités de chasse et de pêche, et d’après des facteurs environnementaux comme la météo et l’accès à l’eau douce. En vertu de la section sur les réserves de la Loi sur les Indiens, les communautés ont par contre été forcées de s’installer à un endroit donné et d’y rester. Même si bon nombre de groupes n’ont jamais cédé leur territoire, à la fin du XIXe siècle, en vertu de ces lois, le gouvernement fédéral a assigné une petite réserve à chaque communauté autochtone. En limitant l’accès au territoire, cette loi a aussi restreint les pratiques de chasse et de pêche, ce qui a essentiellement dépouillé ces peuples de leur sécurité alimentaire et de leur viabilité économique.  

Aujourd’hui, une bonne partie du territoire des réserves du Canada est affecté par davantage de risques et de dangers que les communautés allochtones voisines. Ces territoires ne bénéficient effectivement pas d’infrastructures comme des digues pour atténuer les risques d’inondations (Yumagulova, 2020). Cette situation s’explique par des difficultés – historiques et actuelles – associées à des lacunes infrastructurelles, au caractère marginalisé des territoires et à divers facteurs socio-économiques (BVGC, 2013). La création des réserves a entraîné un déplacement de ces peuples (contraints de s’installer ailleurs que sur leurs territoires traditionnels, à y renoncer ou à s’en voir refuser l’accès) et une dépossession environnementale, où l’accès traditionnel aux ressources naturelles est restreint par un déplacement, une contamination de l’environnement, une exploitation sans précédent des ressources ou un conflit autour de droits territoriaux. Ces deux éléments sont préjudiciables à la santé et au bien-être des communautés autochtones (Lewis et coll., 2020). 

Communautés autochtones sujettes à un risque disproportionné 

Comparativement aux personnes vivant hors des réserves, les membres des Premières Nations ont 18 fois plus de risques d’être évacués en raison d’une catastrophe, et le nombre de décès associés à un incendie y est plus de 10 fois supérieur (gouvernement du Canada, 2019). Les répercussions des déplacements attribuables à des catastrophes sont aggravées par l’inadéquation des pratiques de gestion des urgences – par exemple la préparation aux évacuations (Asfaw et coll., 2020) – et par les lacunes en matière de couverture d’assurance (Sécurité publique Canada, 2020). Parallèlement, en raison du manque d’autodétermination des protocoles de gestion des urgences, il arrive que les pratiques soient imposées de l’extérieur. Cette situation peut empirer la marginalisation, les traumatismes et les conflits au sein des communautés (Yumagulova et coll., 2019a). Plus d’un cinquième des résidences des réserves risquent de subir une inondation à récurrence de 100 ans (Thistlethwaite et coll., 2020). Enfin, mentionnons que le caractère inadéquat des logements de ces personnes exacerbe leur vulnérabilité sociale : la proportion de personnes ayant un statut d’Indien inscrit ou d’Indien des traités dont le logement avait besoin de réparations majeures était en effet trois fois plus élevée sur les réserves (44,2 %) qu’en dehors (14,2 %) (Statistique Canada, 2016). Pour plus d’informations, consulter la publication de Yumagulova, Yellow Old Woman-Munro, MacLean-Hawes, Naveau et Vogel (2021).  

Dans l’idée de protéger la population lors de catastrophes (inondations, incendies, etc.), les méthodes de gestion des urgences habituelles peuvent, indirectement, entraîner des évacuations ou des déplacements. Ces deux pratiques affectent la résilience des communautés et peuvent, en séparant les gens de leur territoire, causer des torts irréparables (Howitt et coll., 2012). Lorsque l’on songe à ces évacuations forcées et à l’héritage colonial, qui s’accompagne de pertes territoriales, on constate le besoin urgent d’une planification qui tient compte des besoins culturels – tant actuels qu’historiques – des peuples autochtones. 

Comparativement aux personnes vivant hors des réserves, les membres de communautés des Premières Nations ont 18 fois plus de risques d’être évacués en raison d’une catastrophe.  

Façonné par l’histoire du Canada, le colonialisme s’est taillé une place dans la société actuelle et se poursuit encore de nos jours, continuant d’influencer la nature et la qualité des relations entre les peuples colonisateurs et les peuples autochtones. Pour réfléchir aux déplacements territoriaux entraînés par le colonialisme et aux conséquences climatiques actuelles et futures, nous proposons d’examiner les leçons tirées de l’inondation ayant touché la nation des Siksika et la sagesse témoignée par ce peuple dans sa réaction à l’événement et son rétablissement.   

Changements climatiques et déplacements attribuables à une catastrophe 

Les changements climatiques posent des défis particuliers aux peuples autochtones, pour qui cette réalité est exacerbée par un processus – historique et continu – de dépossession territoriale. Ils peuvent aussi accroître la marginalisation politique et économique, la perte de territoires et de ressources, les violations aux droits de la personne, la discrimination et le chômage (Organisation internationale du travail, 2017). Plusieurs raisons expliquent la vulnérabilité particulière des communautés autochtones aux changements climatiques, notamment leur lien fondamental avec les territoires traditionnels, le fait qu’elles y ont recours pour s’alimenter (le droit à la chasse et à la pêche, par exemple), l’éloignement des réserves (et donc, l’accès restreint aux services essentiels), les lacunes infrastructurelles et l’exposition aux risques climatiques (CIER, 2009; CIER, 2020). Les déplacements attribuables à une catastrophe et au climat posent, eux aussi, des défis particuliers aux peuples autochtones, puisque ceux-ci entretiennent avec la terre un lien de dépendance et un rapport spirituel et identitaire, enracinés dans un héritage intergénérationnel millénaire (Middleton et coll., 2020). Les données probantes récoltées par des chercheurs autochtones et les membres de ces communautés suggèrent que les pratiques de gestion des urgences imposées de l’extérieur et mal adaptées à la culture (même si elles se veulent bienveillantes) peuvent aggraver la marginalisation, les traumatismes et les conflits dans les communautés, et donc exacerber les conséquences des catastrophes et les vulnérabilités préalables (Yumagulova et coll., 2019a; CIER, 2019). La nécessité urgente de s’adapter aux changements climatiques peut, chez certaines personnes, réveiller des traumatismes du passé (Middleton et coll., 2020). 

Histoire de la nation des Siksika 

Le territoire de la nation des Siksika est situé à 87 kilomètres au sud-est de Calgary. Par sa superficie (694,54 km2) et la taille de sa population (plus de 7 500 personnes), la réserve se classe au deuxième rang au Canada. Cette nation fait partie de la Confédération des Pieds-Noirs, qui regroupe aussi les Piikani et les Kainaiwa du Sud de l’Alberta, et les Pieds-Noirs du Montana (nation des Siksika, 2020a). Son territoire traditionnel atteint, dans sa partie sud, le nord du Montana et du Dakota du Nord, et monte jusqu’à Edmonton, en Alberta, et à Prince Albert, en Saskatchewan (voir la carte ci-dessous). 

Le terme « Iiníí » (« bison » en pied-noir) désigne les fondements du mode de vie traditionnel de ce peuple. Ces principes permettaient aux Pieds-Noirs d’assurer leur subsistance, de répondre à leurs besoins spirituels, d’assurer leur survie, de s’abriter, de se vêtir et de se nourrir. C’est là qu’étaient ancrées les relations spirituelles et sociales de ce peuple nomade, c’est ce qui les guidait sur leurs vastes territoires traditionnels. La famille était au cœur du mode de vie de ce peuple, et les responsabilités en découlant étaient assumées par les réseaux familiaux élargis. Les rôles de gouvernance et de leadership traditionnels étaient attribués selon, par exemple, la propension d’une personne à partager et à s’occuper des autres, surtout des jeunes enfants et des aînés (nation des Siksika, 2020b).  

Avant les années 1800, la structure gouvernementale des Siksika compte 36 clans totalisant 18 000 membres. En 1890, cependant, la population des Pieds-Noirs du Nord, décimée par les maladies introduites par les Européens, ne compte plus que 600 à 800 personnes (nation des Siksika, 2020b). 

En 1877, Isapo-muxika – légendaire chef des Siksika, dit Pied-de-Corbeau – signe le Traité no 7, qui restreint la nation des Siksika à une réserve sur un territoire avoisinant Blackfoot Crossing, à l’est de Calgary (nation des Siksika, 2020b). Le mode de vie nomade de ce peuple change alors à jamais, et des membres de la nation deviennent agriculteurs, éleveurs et mineurs de charbon sur la réserve (Dempsey, 2019).  

Les réserves, en somme, mettent fin au style de vie traditionnel. Les membres de la Confédération des Pieds-Noirs ont du mal à survivre sur les réserves, incapables d’y chasser le bison. On appelle l’hiver 18831884 « l’hiver de la famine » en raison du manque généralisé de nourriture (nation des Siksika, 2020b; Dempsey, 2019).  

En 1910, la nation des Siksika, sous les pressions de promoteurs et du gouvernement fédéral, renonce à une grande partie du territoire de sa réserve et conclut une vente qui n’est pas en sa faveur. Les fonds sont placés en fiducie et gérés par le gouvernement, qui doit les utiliser pour construire de nouvelles résidences et financer diverses activités sur la réserve (Dempsey, 2019). 

Territoire des Siksika. Photo fournie par Darlene Yellow Old Woman-Munro. 

De nos jours, le peuple des Siksika continue de défendre des principes d’autonomie et d’autogouvernance axés sur la nature. Le territoire traditionnel, dans sa diversité, remplissait une multitude de fonctions pour les Pieds-Noirs. Par exemple, le Miistukskoowa, situé dans l’actuel parc national Banff, faisait partie de leur territoire traditionnel; ils s’y installaient l’hiver et y récoltaient du bois pour construire des tipis. En 1908, ce peuple s’est vu enlever ce territoire, sans consentement ni compensation adéquate. C’est avec l’entente de Castle Mountain, conclue en 2017, que la nation a pu être compensée financièrement, mener des activités économiques dans le parc et se voir autoriser un accès continu au territoire (gouvernement du Canada, 2017). Il a fallu 57 ans pour conclure cette entente, qui permettait aussi aux membres de la nation des Siksika d’acheter sur le marché libre jusqu’à 17 491 acres de terres hors des limites du parc national de Banff, et de demander au gouvernement fédéral d’annexer ces territoires à sa réserve (gouvernement du Canada, 2017).  

Inondation de 2013 dans la nation des Siksika 

En juin 2013, huit communautés établies en bordure de la rivière Bow, qui traverse la réserve d’ouest en est, ont été dévastées par une inondation. Deux des principaux ponts et 171 résidences ont été endommagés, et plus de 1 000 personnes ont été déplacées (Yumagulova et coll., 2019a). Le rétablissement n’est toujours pas terminé. En effet, au moment de nos entrevues – au printemps et à l’été 2019, soit six ans et demi après l’événement –, certains membres de la communauté n’avaient pas encore pu rentrer chez eux. Pour décrire les répercussions à long terme de cette inondation sur la communauté, nous avons misé sur les réflexions de Darlene Yellow Old Woman-Munro, ancienne directrice du Dancing Deer Disaster Recovery Centre, et sur les entrevues qu’elle a menées avec des personnes évacuées, six ans après les faits (Yumagulova, Yellow Old Woman-Munro, Dicken, 2019b).  

Ce sont des changements dans l’environnement et l’utilisation du territoire qui ont exposé cette nation à de nouveaux risques d’inondation. Aucun document historique ni récit ne parle d’inondation d’une telle envergure sur les terres des Siksika, comme le confirme Darlene Yellow Old Woman-Munro : 

« Ma mère racontait qu’avant cette inondation, le plus gros événement était survenu vers 1948. La communauté, dont mes parents et d’autres familles, vivait près de la rivière. Ma mère m’a raconté qu’au printemps, de gros icebergs sont sortis du lit de la rivière pour envahir les terres habitées. Dans le temps, les gens vivaient dans des chalets ou des petites maisons, que les icebergs ont complètement détruits. Tout ce que les gens ont pu faire, c’est monter un peu pour s’éloigner de la rivière, mais même à l’époque, ils étaient dévastés de voir leurs maisons détruites. Mais depuis les années 1940, il n’y a pas eu d’inondation majeure, donc tout le monde est retourné dans la vallée, nous y compris. » 

Dans les prochaines décennies, nous pouvons nous attendre à ce que les changements climatiques accroissent la fréquence et l’envergure des inondations qui surviendront sur le territoire albertain (Zhang et coll., 2019). 

Les cinq phases du long parcours pour rentrer à la maison  

Phase 1 – Réaction des personnes évacuées : confusion et logements improvisés (21 juin 2013 à la fin juin 2013) 

Immédiatement après l’inondation, survenue le 21 juin 2013, en raison du manque d’infrastructures et de logements adéquats dans la région, les personnes évacuées ont vécu dans des tentes, des VR, des tipis et des abris de fortune près de l’endroit qu’elles avaient fui. Comme on avait déjà vu du pillage survenir, beaucoup de gens ont préféré éviter de laisser leur maison sans surveillance et cherché à se réfugier le plus près possible de chez eux. La majorité des personnes qui ont perdu leur maison ont trouvé cette phase particulièrement difficile, comme l’explique ce parent d’enfant handicapé : 

« Ma maison, c’était mon refuge. C’est là que j’ai élevé mes enfants. La seule chose qu’il me restait, c’était mon véhicule, donc on y a mis ce qu’on a pu, et on est partis. Tout était à recommencer. Le plus dur, c’était de voir les nôtres, tous les membres de notre nation, perdre ce qui comptait pour eux. Un endroit pour se reposer, un toit au-dessus de leur tête, des moyens de se nourrir et de répondre à leurs besoins au quotidien… Les gens ne savaient pas où aller, ni quand y aller, ni quoi faire. » 

Phase 2 – Hébergement dans des hôtels et lacunes dans l’accès aux services (juilletaoût 2013) 

À cause des conditions météorologiques difficiles ayant suivi la catastrophe, les gens ont dû déménager à l’hôtel. Une fois l’inondation résorbée, divers intervenants ont commencé à arriver, mais les renseignements sur le soutien disponible ne sont pas parvenus aux personnes qui en avaient le plus besoin. Parfois, ces informations n’étaient diffusées que sur les réseaux sociaux, des plateformes moins accessibles aux aînés et aux malades chroniques. Certaines personnes ont aussi pu être informées par des membres de leur famille.  

Les conséquences de la perte d’une maison ont été particulièrement difficiles pour les personnes qui élevaient seules un enfant aux besoins particuliers, à qui il n’était pas facile d’expliquer que la maison avait été détruite et qu’il fallait aller habiter ailleurs, comme l’explique le parent d’un enfant trisomique : 

« [Mon enfant] est non-verbal et a l’habitude de journées très structurées. [L’inondation] a perturbé notre routine et notre quotidien, c’était stressant. Lorsqu’il était temps de rentrer chez nous, nous n’avions nulle part où aller, c’était difficile à comprendre pour [mon enfant]. Ç’a été dur pour [lui] : il voulait qu’on rentre, mais j’ai dû lui expliquer qu’on habiterait ailleurs pour un temps. Je n’ai pas eu accès aux roulottes d’ATCO parce que j’étais partie à l’école [hors de la réserve], et quand je suis rentrée, tout était plein. Je remercie le ciel d’avoir une famille qui nous a accueillis quand nous n’avions pas de maison. » 

Phase 3 – Roulottes ATCO (septembre 2013 à 2015) 

À un certain point du processus de rétablissement, les personnes évacuées ont quitté l’hôtel pour emménager dans des roulottes ATCO, organisées en trois parcs différents. Ces roulottes conçues pour installer des bureaux mobiles ou servent souvent à loger temporairement des travailleurs du secteur primaire. Toutes ces roulottes étaient usagées, et de nombreux éléments les rendaient inadaptées aux familles et aux enfants, notamment l’instabilité du chauffage, l’interdiction de cuisiner à l’intérieur et l’absence de réfrigérateurs et d’aménagements pour les personnes handicapées ou à mobilité réduite. Chaque espace comprenait un petit lit double, un garde-robe, une petite commode, une salle de bain et une télévision.  

Roulottes ATCO. Photo fournie par Darlene Yellow Old Woman-Munro. 

Les personnes qui ont habité dans ces roulottes évoquent les règles très strictes qui y régnaient : « Cet environnement réglementé, c’était comme retourner au pensionnat… » On a aussi entendu ce témoignage : « Mes enfants ne sont pas en sécurité ici. Leurs chambres sont au bout du couloir, je dois toujours aller m’assurer que tout va bien. » Il y avait des couvre-feux, et les gens devaient se soumettre à des contrôles de sécurité à chacune de leurs allées et venues : « Je me sentais comme en prison, donc je me levais le matin, je mangeais, je partais, puis je ne rentrais qu’au souper, ou même plus tard. » 

Une personne monoparentale s’est inquiétée du caractère inapproprié de ces roulottes pour les personnes handicapées. Certains des membres très vulnérables de la communauté ont dû sortir de la réserve pour répondre à des besoins particuliers, ce qui les a éloignés encore davantage de leur communauté et privés des services qui y étaient assurés.   

« On ne pouvait pas entrer [dans les roulottes ATCO] parce que mon fils est en fauteuil roulant, donc nous avons fini à Strathmore. Dans le fond, on est passés d’[un motel] à un autre juste à côté, pour découvrir qu’on ne pouvait pas s’y installer parce qu’il n’y avait pas d’ascenseur. Donc nous nous sommes retrouvés dans [un troisième motel], où nous sommes restés pendant presque un an et demi. Pendant un temps, mes enfants avaient droit au transport de Siksika Disability, jusqu’à ce que le conseil scolaire nous dise que ce n’était plus possible comme nous étions hors de la réserve. À ce moment-là, c’est Disabilities qui a pris le relais. »  

Phase 4 – Nouveaux logements provisoires (à partir de juin 2016) 

Après un séjour d’environ 18 mois dans les roulottes ATCO, les deux tiers des sinistrés (en tout, 771 personnes avaient été relocalisées [Jarvie, 2016]) ont dû redéménager dans de nouveaux logements provisoires. Encore une fois, il s’agissait de roulottes de piètre qualité. Un fournisseur de services explique que cet environnement a aggravé la consommation de substances et le vandalisme :  

« Dans les roulottes ATCO, [les gens] étaient très surveillés. Il y avait des agents de sécurité qui demandaient aux gens qu’ils surprenaient à boire de partir. Mais une fois que les gens ont déménagé dans ces nouveaux logements, c’est comme si les problèmes d’alcool existants avaient empiré. Et beaucoup d’autres choses ont fait surface : de la violence, du vandalisme… » 

Le vandalisme a donc réduit le nombre de logements disponibles : « [Sur les] 120 maisons qui sont arrivées, il y en a trente qui ont été vandalisées, donc personne n’habite là en ce moment. » 

Ces roulottes ont instillé un grand sentiment d’isolement dans les familles et les communautés. Certains évacués y sont restés seulement quelques mois puisque, comme les plus grandes familles avaient été séparées, la gestion et le paiement des comptes étaient devenus difficiles pour plusieurs familles :  

« Il faut garder en tête que certaines maisons étaient habitées par quatre familles. Quand les inondations ont frappé, on a attribué un logement provisoire à chacune de ces familles-là. Certaines personnes n’avaient jamais vécu toutes seules ni été responsables d’un ménage. Il y en a qui n’étaient pas capables. »  

En juin 2016, seulement 13 maisons permanentes avaient été reconstruites. C’est donc plus de 600 personnes qui vivaient toujours chez des proches, dans des maisons réparées temporairement ou dans l’une des 144 roulottes du parc de logements provisoires (Patrick, 2017). 

Phase 5 – Poursuite de la recherche d’un domicile par les personnes déplacées (débute en 2017) 

Lorsque les entrevues ont eu lieu, six ans après l’événement, certaines personnes évacuées n’avaient toujours pas pu rentrer chez elles. Des gens avaient pu retourner dans leur ancienne maison, tandis que d’autres familles étaient toujours en train de s’installer dans les nouvelles maisons. Pour certaines des personnes qui avaient perdu leur maison et avaient dû déménager hors de la réserve pour répondre aux besoins particuliers de proches vulnérables, le retour s’est avéré difficile : « Comme nous ne faisons plus partie de la réserve, ils ont du mal à retrouver toutes les personnes qui sont parties. »  

Parmi les personnes qui ont pu rentrer chez elles, certaines ont constaté que la catastrophe avait laissé des dégâts (beaucoup de moisissures, sous-sols inondés, problèmes d’eau potable, etc.). Beaucoup de maisons nécessitaient des réparations : « Les gens ont pu emménager dans les nouvelles maisons, [mais] l’eau n’avait pas été testée comme il faut. Il a fallu recommencer, puis creuser de nouvelles conduites parce qu’ils n’avaient pas fait les bons tests au départ. »  

D’autres personnes ont dû attendre longtemps – six ans et demi – avant de pouvoir emménager dans leurs nouvelles maisons. Beaucoup de ces habitations avaient des problèmes, des défauts de construction comme des fenêtres installées à l’envers, des escaliers ne respectant pas les normes ou l’absence de poêle (qui suppose la coûteuse d’installation de plinthes électriques). 

Si les eaux sont depuis longtemps descendues et que de nouvelles maisons ont été construites, la perturbation du sentiment d’appartenance est encore bien réelle. Cette situation démontre bien l’importance de comprendre ce que signifie l’expression « rentrer chez soi », et d’admettre que les traumatismes et le deuil sont des dimensions bien réelles des catastrophes attribuables au climat.  

Réflexions d’une aînée sur les ravages de cette catastrophe 

Cette inondation a aggravé la dépossession touchant cette communauté, tant en ce qui concerne le territoire que la culture, le sentiment de sécurité et les modes de vie traditionnels.  

Perte de territoire : On estime que le quart du territoire de la nation des Siksika a été perdu ou rendu inhabitable à cause de l’inondation. Trois communautés ont été affectées par l’événement, ce qui représente environ un millier de maisons et beaucoup de familles. Darlene signale que la majorité de ces personnes ne sont pas heureuses là où elles sont maintenant. Dans l’une des communautés, les gens n’ont pas été consultés du tout à propos de leur relocalisation et du processus de rétablissement; ce sont le comité de rétablissement et les leaders qui ont choisi où iraient les personnes déplacées. Darlene signale qu’à chaque catastrophe, de plus en plus de gens sont déplacés dans des lieux de plus en plus petits – lieux par ailleurs à risque de subir d’autres catastrophes. 

Perte du sentiment de sécurité : Lors du processus de reconstruction, le comité de rétablissement a décidé de centrer les travaux autour de l’autoroute qui traverse le territoire de la nation, et de s’en servir comme d’une infrastructure centrale. Selon Darlene, cette décision a aggravé les traumatismes vécus par cette communauté, puisque de nombreux décès ont eu lieu sur cette autoroute : « Des gens ont accepté de construire davantage de maisons à cet endroit-là, mais n’ont pas négocié pour s’assurer que l’autoroute était sûre pour les enfants et les personnes qui n’avaient pas de véhicule et qui devaient marcher sur le bord. » Elle croit que les leaders de la nation sont en discussion avec le ministère des Transports de l’Alberta pour que des lampadaires et des panneaux de réduction des limites de vitesse soient installés. Quoi qu’il en soit, comme plusieurs membres de la communauté ont été fauchés sur cette route par des semi-remorques qui, souvent, dépassaient la limite de vitesse, de nombreuses familles doivent vivre avec des deuils, des pertes et des traumatismes qui s’ajoutent les uns aux autres. La limite sur ce territoire est actuellement de 80 km/h, mais selon Darlene, la communauté demande à ce qu’elle soit encore réduite pour que les camions et les véhicules circulent à une vitesse raisonnable. Cette situation montre qu’un processus de reconstruction peut accroître les risques pour les sinistrés, surtout lorsqu’on n’a que peu de territoires où relocaliser une communauté.  

Traumatismes associés à la catastrophe : Le traumatisme associé à l’événement a persisté bien après la descente des eaux, surtout chez les enfants : « Quand un véhicule passait, [grands-parents, parents et enfants] entendaient un grondement, et ils croyaient que c’est l’eau qui montait à travers les arbres. La nuit, on se réveillait en sursaut, on éclairait les alentours avec une lampe de poche pour voir si l’eau montait. Les [enfants] faisaient constamment des cauchemars où se manifestait leur peur d’une nouvelle inondation. » Entrevue après entrevue, nous avons entendu des gens nous parler de traumatismes répétés, de peur de l’inconnu, d’un grand stress de devoir tout remballer pour déménager, du sentiment de perte associé à chaque déménagement, de dépression, de tristesse et de perturbations de la vie professionnelle (et donc de perte de revenus) durant le déplacement.  

Restriction de l’accès aux aliments et aux remèdes traditionnels par la contamination de l’eau, du sol et des sédiments : L’inondation a aussi contaminé le sol et les eaux, une situation qui a restreint l’accès aux aliments et aux remèdes saisonniers traditionnels et qui a touché surtout les aînés, qui comptaient sur ces remèdes. Un fournisseur de services a expliqué : « Les récoltes saisonnières, les baies, la menthe, les remèdes… Il y a des gens qui récoltaient dans ces coins-là et qui ne voulaient plus y aller. On ignorait combien de temps il fallait attendre. Quelqu’un a parlé de cinq ans, mais les gens avaient peur quand même. » Puisque les changements climatiques accroissent la fréquence et l’envergure des inondations survenant sur le territoire de la nation des Siksika, ces problèmes d’accès auront des conséquences dévastatrices sur le plan culturel.  

Darlene a expliqué que plusieurs des personnes interrogées étaient inquiètes de la salubrité des sols où ont été construites les nouvelles maisons :  

« Les gens de la communauté que l’on appelle Washington, ils habitaient dans une vallée située à l’extrémité est de la rivière Bow. Les nouvelles maisons, elles ont été construites sur des terrains où, avant, on cultivait. Et on sait tous que les agriculteurs épandaient [des pesticides] dans ces champs. Je trouve que la grande question, c’est : comment on a pu déplacer une communauté entière sur un territoire potentiellement contaminé? Nous avons eu des situations, déjà, où des maisons ont été construites sur des terrains agricoles, et où les habitants sont morts du cancer. Ils n’ont pas enlevé cette terre-là, ils ont juste construit leurs maisons dessus. Il y a beaucoup de problèmes environnementaux auxquels personne ne s’attarde… Nous devons expliquer à nos jeunes quels sont les contaminants potentiels dans notre milieu et leur parler des catastrophes découlant des changements climatiques. »  

Perte de la communauté et des modes de vie traditionnels : Cette inondation n’a pas détruit seulement des maisons, mais aussi des communautés entières et un mode de vie. Certains sinistrés ont organisé une manifestation pacifique pour souligner que le processus de relocalisation ne tenait pas compte de leurs préoccupations. Menés par Ben Crow Chief, ces sinistrés ont empêché pendant plus de 226 jours l’accès à une série de nouvelles installations permanentes construites près d’un parc de logements provisoires (Jarvie, 2016). La communauté voulait rester sur les territoires traditionnellement habités par des clans ou près de là où ils habitaient auparavant, dans des zones de faible altitude susceptibles d’être inondées. Dans Aitsiniki, le journal de la nation, un membre de la bande (qui a demandé l’anonymat par peur de ne plus pouvoir travailler sur la réserve) a signalé : « Lorsqu’on crée ces grands lotissements où les gens vivent entassés les uns sur les autres, c’est là qu’on a toutes sortes de problèmes sociaux. Traditionnellement, ce n’est pas comme ça qu’on vit. » (Jarvis, 2016). On a aussi entendu des préoccupations concernant le crime et les perturbations des structures claniques (Jarvie, 2016; Patrick, 2017). 

Autodétermination et rétablissement après la catastrophe  

La continuité culturelle (« être qui nous sommes ») et l’autodétermination (« être une nation autosuffisante ») (Oster et coll., 2015) sont des éléments fondamentaux de la résilience des communautés autochtones. Plusieurs initiatives de continuité culturelle importantes ont visé à ramener les personnes évacuées à leur culture, en proposant des lieux rassurants durant les différentes phases du déplacement.  

Le mot pied-noir ispommitaa (qui signifie « aider » ou « assister ») résume les façons d’être traditionnelles des gens avec leurs proches et leurs voisins. Cette mentalité lie les membres de la communauté entre eux, revitalise les traditions culturelles de coopération et crée un sentiment d’appartenance en temps de crise grâce à la participation à des événements collectifs (Yumagulova et coll., 2019a). Ces valeurs communautaires autochtones ont été au cœur du rétablissement après l’inondation et des soins prodigués à la communauté durant le déplacement.  

Personnel du Dancing Deer Disaster Recovery Centre. Photo fournie par Darlene Yellow Old Woman-Munro. 

Une organisation Siksika, le Dancing Deer Disaster Recovery Centre, s’est distinguée par son caractère particulier : elle centrait ses activités sur la « reconstruction des familles et des communautés par l’espoir et la guérison » (nation Siksika, 2014). L’équipe multidisciplinaire du centre – qui réunissait un éventail de membres de la nation, dont des professionnels, des jeunes et une aînée – aidait les personnes évacuées à cheminer vers la guérison en leur proposant des mesures de soutien culturellement appropriées et des services de bien-être physique, psychologique et social. Grâce à la diversité des profils, de l’expérience et des connaissances des membres de cette équipe, les personnes évacuées ont pu répondre à plusieurs de leurs besoins à un même endroit, plutôt que de devoir passer d’un service à l’autre. Autre élément unique de ce centre : comme l’équipe intervenait dans les logements provisoires, elle incarnait une figure culturelle constante pour la communauté durant les multiples déménagements. Un fournisseur de services autochtone a insisté sur l’importance de cette possibilité d’aller rencontrer les gens chez eux :  

« On allait rencontrer les gens chez eux, dans les installations temporaires, les hébergements, les hôtels ou les roulottes… De savoir dès le départ que les gens nous ouvraient leurs portes, nous recevaient chez eux, ça nous a permis d’établir de bien meilleurs liens de confiance. Vous comprenez? Je pense que c’est culturel… On allait rendre visite aux gens chez eux, donc plutôt que de nous voir comme des psychologues ou des professionnels, ils nous percevaient plutôt comme des visiteurs qui venaient prendre de leurs nouvelles. Les gens trouvent ça moins intrusif, ils se sentent beaucoup plus en sécurité. » 

En allant rencontrer les personnes évacuées dans leurs logements provisoires et en demandant à des professionnels parlant le pied-noir de fournir des services proactifs axés sur la confiance et les relations, on a adopté une pratique culturellement appropriée répondant aux besoins des personnes les plus vulnérables comme les aînés, les malades chroniques et les enfants handicapés.  

Illustration par les enfants de la nation des Siksika des sentiments associés à une catastrophe. Photo fournie par Darlene Yellow Old Woman-Munro.  

En intervenant sur le terrain, l’équipe du centre a pu combler les lacunes ressenties dans la communauté dans le processus de rétablissement, notamment les répercussions du déplacement sur les enfants. Au début du processus, on a observé des problèmes de comportement à l’école chez les enfants, puis des manifestations de colère s’exprimant par la destruction des roulottes ATCO et, après, des logements provisoires. En collaboration avec Save the Children, les intervenants jeunesse de la nation ont pu suivre des formations sur l’évaluation d’enfants atteints d’un trouble de stress post-traumatique (TSPT) et sur les activités qui leur conviennent. Dans les trois parcs de roulottes ATCO, l’équipe du centre a notamment proposé aux jeunes des programmes d’art-thérapie, d’artisanat (confection de tambours à main) et de parflèche (sacs de cuir de bison), et des sorties printanières et estivales pour identifier et récolter des plantes médicinales et des baies. Ces programmes ont été maintenus au fil des déménagements du centre, pendant deux à trois années du processus de rétablissement.  

Enfants faisant une activité durant la période de déplacement. Photo fournie par Darlene Yellow Old Woman-Munro.  

On peut considérer ce centre comme un modèle d’autodétermination dans le rétablissement après une catastrophe, modèle dont on pourrait s’inspirer dans d’autres communautés autochtones, notamment pour la prestation de services culturellement appropriés, menés par la communauté et visant à répondre aux besoins physiques, psychologiques et sociaux des personnes évacuées.  

Écouter Darlene Yellow Old Woman-Munro revenir sur l’expérience de rétablissement à cette inondation

Conclusions 

L’étude du cas de la nation des Siksika illustre les conséquences disproportionnées qu’ont les changements climatiques sur les communautés autochtones, conséquences qui découlent aussi de facteurs non climatiques comme les iniquités sociales, économiques, culturelles, politiques et institutionnelles.  

Cette analyse reconnaît aussi qu’il faut appréhender les répercussions des catastrophes et des changements climatiques sur les communautés autochtones en considérant que certains de ces risques découlent de politiques coloniales et racistes ayant mis la table pour une dépossession territoriale, une dissolution culturelle et des mesures destructrices comme les pensionnats et la Loi sur les Indiens

Les témoignages entendus ici démontrent qu’un déplacement après une catastrophe comporte plusieurs étapes, et que le rétablissement est un processus continu à l’issue incertaine. Six longues années après la catastrophe, certains sinistrés n’étaient toujours pas rentrés chez eux. Beaucoup des personnes qui avaient pu emménager dans leur nouvelle maison ne s’y sentaient pas en sécurité et ressentaient de la peur et un stress accru en raison de conditions météorologiques difficiles (fortes pluies, vents et feux incontrôlés). 

Dans cette étude de cas, nous remettons en question le sens que l’on attribue habituellement à la notion de catastrophe naturelle. Lorsqu’on adopte le point de vue des communautés autochtones et considère les risques ciblés et persistants causés par la dépossession territoriale – elle-même attribuable à la colonisation et aux changements climatiques anthropiques –, on comprend que l’inondation d’une communauté des Premières Nations n’a pas grand-chose de naturel.  

On y présente des exemples des pratiques sensées qui ont guidé la réponse culturellement appropriée et menée par la communauté du Dancing Deer Disaster Recovery Centre. Il est évident que les organisations communautaires engagées dans la réponse à long terme aux catastrophes survenant dans des communautés autochtones peuvent contribuer à combler les lacunes relatives au bien-être physique, psychologique, culturel, et spirituel des personnes évacuées.  

Remerciements : Cette étude s’inspire en partie d’un rapport de Lilia Yumagulova, de Darlene Yellow Old Woman-Munro et d’Emily Dicken intitulé Voices of Long-term Evacuees Following Natural Disasters in Ashcroft Indian Band and Siksika Nation (2019b). Les données de ce projet ont été récoltées pour l’étude Long-term Public Health Responses to Evacuation Due to Natural Disaster in Canada (HS22640 [H20019:096]), encadrée par le comité d’éthique de la recherche en santé de l’Université du Manitoba. La production de ce document a été rendue possible notamment grâce à la contribution financière des Centres de collaboration nationale en santé publique. Les points de vue exprimés ici ne reflètent pas nécessairement ceux des Centres de collaboration nationale ou de l’Agence de la santé publique du Canada. 

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Biographies 

Darlene Yellow Old Woman-Munro, une aînée Siksika, est née et a grandi dans cette nation. Elle est la première de dix enfants. Cette femme a contribué à son milieu à différents titres, notamment comme infirmière de santé publique, comme directrice du territoire du Traité no 7, comme membre de la direction générale des services médicaux et comme chef de la nation. En 2013, lors de l’inondation, elle a interrompu sa préretraite pour venir appuyer sa nation et travailler comme bénévole au quart de travail de nuit. Elle a été responsable des programmes de rétablissement du Dancing Deer Disaster Recovery Centre et gestionnaire du programme de rétablissement du bien-être (psychosocial) communautaire.  

Lilia Yumagulova, d’origine bachkire, détient un diplôme en génie et en analyse de risques et un doctorat en planification de la résilience. Elle se passionne pour la culture de la résilience dans les communautés affectées par les catastrophes et les changements climatiques. Forte de plus de deux décennies d’expérience de travail avec des gouvernements, des ONG, des médias, des communautés autochtones et des organismes supranationaux tant en Europe qu’en Amérique du Nord, elle dirige le programme Preparing Our Home, qui vise à cultiver la résilience communautaire chez de jeunes leaders autochtones. 

Emily Dicken, chercheuse autochtone et spécialiste de la gestion des urgences, compte plus de 15 ans d’expérience et a occupé des postes dans des organismes comme North Shore Emergency Management, la Régie de la santé des Premières Nations et Emergency Management British Columbia. Dans toutes les sphères de son travail, elle cherche à appréhender le colonialisme en tant que catastrophe non naturelle ayant des conséquences persistantes sur les Premières Nations. Lorsqu’elle ne travaille pas, elle passe du bon temps à arpenter la chaîne Côtière avec son époux, Jeff, et leurs deux jeunes fils, Keegan et Bowen.