L’adoption de politiques pourrait interférer avec la captation et le stockage du carbone

C’est en comblant les écarts dans la tarification du carbone, en finançant l’innovation et en investissant dans des infrastructures partagées que le Canada deviendra un acteur clé dans le secteur de la CSC.


La captation et le stockage du carbone (CSC) pourraient jouer un grand rôle dans l’atteinte des cibles canadiennes en matière de climat. En effet, si le pays emprunte cette voie, il pourrait parvenir à réduire les émissions dans des secteurs difficiles, poser des jalons pour la production d’hydrogène bleu, et même contribuer au travail d’élimination du dioxyde de carbone dans l’atmosphère (« émissions négatives »). Le chemin se dessine plus clairement dans l’Ouest canadien, une région aux conditions géologiques propices, qui dispose en plus du savoir-faire pour implanter cette technologie.

Dans son dernier budget, le gouvernement fédéral s’est engagé à instaurer un crédit d’impôt pour la CSC afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre tout en stimulant l’investissement dans un secteur en difficulté, comme cela se fait aux États-Unis. C’est gagnant-gagnant, non?

Peut-être pas tant que ça. C’est là un accommodement qui, comme d’habitude, s’avère plus compliqué qu’il n’y paraît. D’aucuns diront que l’État doit intervenir de nouveau pour soutenir le secteur de la CSC. Mais la façon d’instaurer une telle politique compte pour beaucoup, surtout quand il s’agit de garder les coûts au plus bas. Au bout du compte, la question va bien au-delà de la technologie en cause : dans sa poursuite d’objectifs de plus en plus ambitieux de réduction des émissions d’ici 2030, le gouvernement fédéral n’aura d’autre choix que de multiplier les politiques, ou de les resserrer, et les plus économiques d’entre elles seront celles qui feront complément à la tarification du carbone.

Dans le sillage des États-Unis

Le crédit d’impôt à l’investissement que le Canada propose s’inspire essentiellement du crédit d’impôt 45Q instauré aux États-Unis pour stimuler les investissements dans la CSC. Le crédit d’impôt américain est fondé sur le rendement : les projets d’une envergure suffisante valent aux entreprises un avantage pécuniaire en contrepartie du CO2 séquestré, soit 35 $ US la tonne pour un stockage géologique avec récupération assistée des hydrocarbures (RAH), et 50 $ US la tonne pour un stockage sans RAH. (Au Canada, on compte exclure du crédit d’impôt le recours à la CSC avec RAH, mais il reste bien des détails à fixer.)

Le crédit d’impôt 45Q a sa place aux États-Unis, car le pays ne tarife pas le carbone. Or, en l’absence d’une telle tarification, il est peu avantageux de se lancer dans de gros projets de CSC exigeants en investissements. Le crédit 45Q vient combler cette lacune. Il s’inscrit également dans une stratégie plus vaste, qui occupe une place bien plus grande aux États-Unis qu’au Canada; par exemple, il est courant pour le pays et ses États d’employer des crédits de production et d’investissement pour favoriser le développement des énergies renouvelables.

Le Canada, lui, dispose d’un système global de tarification progressive du carbone, propre à fournir des incitatifs financiers absents chez nos voisins du Sud. Alors, la question est de savoir si nous avons besoin, en plus de ce système, d’une politique favorisant la CSC, et si oui, de quel type.

Soutenir la tarification du carbone

Un rapport de 2017 de la Commission de l’écofiscalité du Canada, intitulé Soutenir la tarification du carbone (sur lequel j’ai travaillé, pour tout vous dire), nous offre un judicieux éclairage sur la question. On y soutient que l’une des raisons pouvant justifier l’instauration de mesures incitatives lorsqu’il y a déjà un système de tarification du carbone est l’échec de ce système même, en cas de problèmes liés au marché ou aux politiques, à fournir les avantages prévus.

Dans le contexte de la CSC, il y a trois grands problèmes possibles issus du marché et des politiques, problèmes que peut résoudre le gouvernement au moyen d’interventions ciblées :

1. Écarts dans le système de tarification du carbone : Lorsque l’incertitude règne quant au prix futur du carbone, ou même quant à savoir si le carbone sera tarifé ou non, les entreprises et les ménages peuvent hésiter à faire des investissements et des achats qui réduisent les émissions de gaz à effet de serre, ce qui peut ultimement faire augmenter le coût de la réduction des émissions. C’est assurément ce qui arrive avec la CSC, qui nécessite de lourds investissements, dont la rentabilité ne peut être assurée que par une importante hausse des prix du carbone.

Solution : Combler ces écarts. Le remède ici est évident : mettre fin à l’incertitude entourant le prix du carbone. C’est certes chose plus facile à dire qu’à faire, mais dans ce contexte, nous sommes peut-être moins loin du consensus que nous le croyons. Il est vrai que la tarification du carbone divise dans la sphère politique, mais il faut aussi savoir que le gouvernement fédéral comme les provinces ont instauré des allocations fondées sur la production – conçues pour les grands émetteurs industriels –, et que cette approche est bien accueillie par les partis d’opposition. Avec ce type d’allocations, l’incertitude qui reste concerne principalement la hauteur que le prix atteindra, un problème qui peut être résolu maintenant : si l’Alberta et la Saskatchewan s’engageaient à adhérer à l’objectif fixé par le gouvernement fédéral à 170 $ la tonne d’ici 2030 (et si le Parti conservateur du Canada affermissait son engagement en ce sens), nous aurions là un gage de stabilité, celui qu’attendent les gros émetteurs. Il en résulterait un intérêt accru pour la CSC. Et dans l’intérim, il y a peut-être d’autres solutions à propos pour résoudre cette incertitude.

Mais si on y réfléchit bien, on pourrait arguer que ces allocations fondées sur la production créeront d’autres problèmes si elles ne sont pas bien conçues. La demande en crédits générés par les projets de CSC pourrait en effet faire défaut si les critères ne sont pas assez stricts et ne se resserrent pas avec le temps, et cela nuirait aux efforts déployés pour encourager la CSC. Toutefois, même un généreux crédit d’impôt à l’investissement aura un effet incitatif limité si le système est trop faible. La meilleure façon de corriger ces lacunes, le cas échéant, n’est pas de boucher les trous en offrant des crédits d’impôt; il faut plutôt imposer des exigences plus contraignantes.

D’autres aspects des allocations fondées sur la production méritent aussi qu’on s’y arrête. Par exemple, dans leur forme actuelle, ces allocations n’encouragent pas les émissions négatives, une application pourtant cruciale des technologies de CSC qui tiendra une place importante dans nos efforts pour stabiliser le climat mondial.

2. Détournement des connaissances : Lorsque le savoir d’une entreprise s’échappe, d’autres peuvent en profiter, ce qui peut avoir comme effet pervers de décourager l’innovation qui, bien que coûteuse, produit des fruits pour toute l’industrie. Cette problématique touche certainement la CSC, une technologie connue pour sa complexité et dont l’application à grande échelle nécessitera forcément une expérience plus vaste.

Solution : Financer l’innovation. Les gouvernements peuvent corriger la situation (ce qu’ils font d’ailleurs) en finançant la recherche, le développement et la démonstration (RDD). Soutenir l’innovation plutôt que le déploiement favorise une meilleure diffusion des connaissances. L’aide aux projets de démonstration est particulièrement importante dans le domaine de la CSC, car elle permet de réduire le risque inhérent aux investissements des premiers acteurs, de tirer de précieuses leçons qui seront bénéfiques à d’autres, et de montrer aux plus réticents où en est la technologie dans le processus de préparation au déploiement. Le dernier budget fédéral promet une injection de 319 millions de dollars sur sept ans dans la recherche, le développement et la démonstration de technologies de CSC. On pourrait débattre du montant accordé et de la façon dont il sera utilisé, mais chose certaine, c’est de l’argent qui sera d’une grande utilité pour résoudre cet important problème issu du marché.

3. Externalités propres au réseau : Les nouvelles technologies qui se déploient en mode réseau peuvent se heurter au paradoxe de l’œuf et de la poule. D’un côté, les utilisateurs hésitent à adopter la technologie proposée parce qu’ils ne savent pas s’ils peuvent compter sur le réseau pour combler leurs besoins (pensons aux véhicules électriques et à l’angoisse de la panne). De l’autre, le secteur privé préfère attendre d’être certain que la demande se manifestera avant de déployer un tel réseau. C’est un problème de marché qui se pose dans le secteur de la CSC. À cet égard, le Boston Consulting Group est parvenu à démontrer que la CSC ne peut être au sommet de sa rentabilité et de son efficacité que dans un contexte de réseaux régionaux.

Solution : Investir dans une infrastructure partagée. Pour les véhicules électriques, la solution se trouve du côté des gouvernements, qui doivent faire leur part dans la mise en place du réseau de recharge. Cette solution vaut aussi pour la CSC : les gouvernements pourraient assumer les coûts de construction des canalisations servant à transporter le CO2 capté ainsi que des installations de séquestration. Ainsi, beaucoup d’obstacles seraient aplanis, car la question de l’infrastructure de transport et de séquestration serait d’ores et déjà réglée. Cette infrastructure partagée, qui peut représenter 20 % des coûts de la CSC, est possiblement l’élément le plus difficile à mettre en place à cause de la coordination qu’il faut assurer entre de multiples acteurs.

La construction de cette infrastructure serait un investissement pour les gouvernements, qui en tireraient des revenus. Comme pour le réseau de recharge des véhicules électriques, ils imposeraient des frais aux utilisateurs. Or ces frais d’utilisation, pour une infrastructure qui serait sans doute utilisée longtemps (séquestration des émissions industrielles, production d’hydrogène bleu ou création d’émissions négatives), pourraient aider les gouvernements à attirer des investissements privés. D’ailleurs, le développement d’une infrastructure de CSC se prêterait idéalement à un partenariat public-privé sous l’égide de la Banque de l’infrastructure du Canada. Puis, en temps voulu, l’infrastructure pourrait être cédée au secteur privé, si on ne choisit pas de continuer à l’exploiter pour en tirer des revenus publics.

Le crédit d’impôt à l’investissement, un coup d’épée dans l’eau

Pour résoudre les problèmes que nous venons d’expliquer, le renforcement du système de tarification du carbone, le financement de la RDD et la construction de l’infrastructure par le secteur public s’avéreront des solutions beaucoup plus directes et économiques qu’un crédit d’impôt à l’investissement. Combinées, ces interventions feraient beaucoup pour encourager la CSC, et réduiraient le risque associé aux investissements dans cette technologie.

Il est certain qu’un crédit d’impôt favoriserait le développement et le déploiement de la CSC, mais à quel prix? Toute aide financière d’importance entraînerait une charge fiscale notable, puisque c’est le gouvernement qui se retrouverait à financer une bonne partie du déploiement de cette technologie. Et dans la mesure où un crédit d’impôt à l’investissement avantagerait l’industrie pétrolière, il irait à l’encontre de l’engagement du Canada de couper progressivement les subventions inefficaces aux énergies fossiles.

Les distorsions ainsi créées par un crédit d’impôt engendreraient aussi d’autres coûts. Ciblant spécifiquement la CSC, une telle aide financière orienterait le jeu vers cette technologie, et donc rendrait plus coûteuses par rapport à cette dernière les autres valeurs sûres, comme l’efficacité énergétique, l’électrification et les combustibles renouvelables. Résultat : les entreprises les délaisseraient, disparaîtraient avec elles les occasions de les implanter et de bâtir une expertise, et s’alourdirait pour le pays le coût global à payer pour atteindre les cibles de réduction des gaz à effet de serre.

Face à toutes ces raisons, certains encore feront valoir qu’un crédit d’impôt à l’investissement est nécessaire parce que l’industrie canadienne produit trop d’émissions et est trop exposée aux aléas du marché pour pouvoir se décarboner sans l’aide des deniers publics. Nous répondrons à cela qu’il existe déjà des politiques pour remédier à ce problème. Les allocations fondées sur la production visent précisément à réduire les émissions tout en protégeant la concurrence entre les entreprises. Il y a aussi l’accélérateur net zéro du Fonds stratégique pour l’innovation, dont l’enveloppe s’élève à 8 milliards de dollars dans le dernier budget, conçu pour aider l’industrie à investir dans les technologies de réduction des gaz à effet de serre.

Enclencher l’engrenage

Le Canada a tout ce qu’il faut pour se démarquer dans le secteur de la CSC. L’International CCS Knowledge Centre croit que le pays possède des atouts uniques, qu’il pourrait mettre à profit pour tirer d’importantes retombées économiques de cette technologie. Pour le Canada, la CSC se présente non seulement comme un moyen d’atteindre ses propres cibles en matière d’émissions et de créer des débouchés économiques, mais aussi comme une façon de contribuer significativement aux efforts mondiaux de stabilisation du climat.

Le Canada se doit de fournir à son industrie et au secteur de la CSC toute l’aide qu’ils méritent, mais il doit aussi – et il en a la capacité – assurer le meilleur rapport coût-efficacité possible.

Reste que le crédit d’impôt à l’investissement sera vraisemblablement bientôt chose faite. Voici donc quelques pistes pour éviter les écueils. Le gouvernement fédéral pourrait par exemple offrir un crédit remboursable, pour que les jeunes entreprises puissent en profiter autant que les grandes sociétés (qui ont généralement déjà une charge fiscale). Encore plus important, le montant de ce crédit devrait être calibré de façon à éviter qu’il remplace l’investissement privé, alors même que cette mesure vise à l’encourager. Il devrait être suffisamment généreux pour inciter les entreprises à investir leurs propres capitaux, mais sans plus.

Le véritable défi

L’enjeu ici est beaucoup gros qu’il n’y paraît. Le Canada a récemment revu sa cible pour 2030 à la hausse, ce qui veut dire que les politiques en la matière devront suivre la cadence. Jusqu’ici, le gouvernement a judicieusement mis la tarification du carbone au centre de ses efforts pour réduire les gaz à effet de serre. Toutefois, ayant signalé qu’il mettrait en place de nouvelles politiques pour combler les écarts, il devra absolument voir à ce que celles-ci viennent véritablement complémenter le système de tarification du carbone. Cela implique d’étudier minutieusement les insuffisances du système et le pourquoi de ces manques à combler, et de concevoir d’autres politiques qui viendront corriger la situation de façon ciblée. C’est particulièrement vrai pour les problèmes que nous expliquions plus haut par l’incertitude entourant le prix du carbone. Si nous ne faisons pas attention, nous pourrions nous retrouver à faire des dépenses coûteuses, qui ne feraient que s’ajouter aux coûts que nous aurions dû assumer de toute façon.

Cette mise en garde est particulièrement pertinente dans notre contexte nord-américain, où tout évolue rapidement. Le Canada devrait y réfléchir à deux fois avant d’imiter les États-Unis. L’administration Biden continuera probablement de mettre les dépenses au centre de ses plans climatiques, puisque la tarification du carbone a peu de chance d’être accueillie par le Congrès, et que la réglementation est quelque chose qui prend du temps à implanter et qui peut être renversé. Heureusement, le Canada est plus diversifié dans les moyens qu’il propose. Mais cela veut aussi dire que les politiques climatiques américaines ne seront pas toujours transposables au Canada.

Initialement publié par Options politiques.

Ont contribué à cet article Beth (Hardy) Valiaho, de l’International CCS Knowledge Centre, ainsi que Ilana Hosios et Keith Halliday, du Boston Consulting Group.

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