Deuil écologique : Le fardeau de la crise climatique sur la santé mentale

Une entrevue avec Ashlee Cunsolo, géographe de la santé et doyenne

L’Institut climatique du Canada a récemment publié Les coûts des changements climatiques pour la santé : comment le Canada peut s’adapter, se préparer et sauver des vies. Le rapport expose la hausse des coûts pour la santé et l’économie au fil de l’intensification des changements climatiques, mais admet aussi que de nombreuses répercussions des changements climatiques sont difficiles, voire impossibles, à quantifier – et que les conséquences sur la santé mentale pourraient bien être parmi les plus dommageables.

Pour mieux comprendre les répercussions actuelles et futures des changements climatiques sur le bien-être mental, je me suis entretenue avec Ashlee Cunsolo, géographe de la santé et doyenne fondatrice de l’École des études arctiques et subarctiques, à l’Institut du Labrador de l’Université Memorial. Depuis plus de 10 ans, elle travaille avec les communautés inuites du nord du Labrador et étudie les répercussions des changements climatiques sur la santé mentale et le bien-être.

Lors de notre entretien, la géographe a fortement insisté sur les conséquences néfastes des changements climatiques sur la santé mentale, particulièrement dans les régions du monde qui sont déjà aux prises avec les effets d’un climat qui se réchauffe rapidement, comme le Labrador, où elle vit et travaille aujourd’hui. Elle a aussi parlé de cette tendance qui consiste à souvent ignorer et sous-étudier les pertes et dommages immatériels, malgré leurs conséquences négatives généralisées sur les gens et les collectivités.

Comment en êtes-vous venue à vous pencher à la fois sur les changements climatiques et la santé mentale?

Je venais tout juste de commencer mon doctorat à l’Université de Guelph et à l’époque, ma bonne amie et collègue Sherilee Harper – qui enseigne actuellement à l’Université de l’Alberta – commençait à travailler avec la communauté de Rigolet au Nunatsiavut sur les liens entre la santé et les conditions météorologiques, le climat et la qualité de l’eau. J’ai pu me joindre à l’équipe, qui était dirigée par des Inuits de Rigolet et le conseil municipal, pour travailler avec ces gens et mettre en lumière les répercussions des changements climatiques sur la santé et le bien-être. Nous avions reçu du financement de Santé Canada pour mettre sur pied un laboratoire permanent de recherche et de médias numériques dans la localité; des Inuits de l’endroit y ont réalisé différents types d’études, comme des analyses de la qualité de l’eau, des entrevues et des récits et films numériques.

Au début, mes recherches ne portaient pas spécifiquement sur les changements climatiques et la santé mentale. Mais après deux années d’étroite collaboration avec la communauté, pendant lesquelles je me suis entretenue avec quelque 80 personnes âgées de 9 à plus de 80 ans et j’ai eu des échanges approfondis, parfois à plusieurs reprises avec les mêmes personnes, j’ai constaté que chacune d’entre elles – quels que soient son âge, son identité de genre, son occupation et le temps passé dans la nature – s’inquiétait, d’une façon ou d’une autre, de sa santé mentale et émotionnelle et de son bien-être.

Cet enjeu est donc devenu l’élément central de mes recherches auprès de la communauté et l’est resté depuis 2009, tant dans mon travail au Labrador que de façon plus générale; nous avons même produit un documentaire sur le sujet, Attutauniujuk Nunami/Lament for the Land.

Les 10 dernières années ont été de plus en plus axées sur les répercussions des changements climatiques sur la santé mentale; en effet de plus en plus de gens en vivent les effets directs ou indirects sur leur santé mentale et leur bien-être.

En 2016, je me suis établie au Labrador pour de bon, pour occuper le poste de directrice de l’Institut du Labrador de l’Université Memorial; je suis ensuite devenue doyenne de la nouvelle École des études arctiques et subarctiques à Happy Valley-Goose Bay. Depuis que je vis à temps plein au Labrador, que je poursuis mes recherches et que j’échange quotidiennement avec les gens de la région, j’ai constaté que les changements climatiques se trouvent souvent au cœur de leurs préoccupations.

Par exemple, l’hiver dernier a été celui de tous les records : températures chaudes, chutes de neige, absence de glace. Au Labrador, les gens composent déjà avec les conséquences désastreuses des changements climatiques. On dit que les changements climatiques et la santé mentale sont des enjeux d’avenir, mais pour les gens d’ici, les changements climatiques sont une réalité depuis quelque temps déjà. Les décideurs et les gens d’autres régions voient souvent les changements climatiques comme un problème de demain, mais pour les personnes qui se trouvent en première ligne, pas seulement dans le Nord, mais bien partout dans le monde, c’est déjà un problème.

Pour les gens en première ligne, les changements climatiques sont déjà un problème.

Comment cette souffrance se traduit-elle? À quoi ressemblent les répercussions sur le bien-être des gens?

Hé bien, il faut aussi se pencher sur tout ce qui touche aux pertes et dommages immatériels. Comment quantifier l’érosion, la dégradation ou la perte de sa culture? Comment déterminer le coût de l’appauvrissement de sa langue ou de la diminution du temps passé dans la nature? On parle ici de l’identité des gens et de cultures qui ont survécu et évolué au fil des événements, pendant des milliers et des milliers d’années, et soudainement, il n’est plus possible de se déplacer, de chasser ou de tisser des liens comme c’était auparavant possible.

Comme l’a dit dans Attutauniujuk Nunami/Lament for the Land l’un des dirigeants de Nain, au Nunatsiavut, avec qui nous avons collaboré, le peuple inuit est un peuple de glace de mer. Si celle-ci disparaît, comment peut-il encore être un peuple de glace de mer? Ce sont des choses très personnelles, intimement existentielles et extrêmement déstabilisantes, sur lesquelles on ne peut mettre un prix. Les coûts économiques des changements climatiques lèvent à peine le voile sur les conséquences globales.

J’ai entendu parler d’expériences similaires vécues par d’autres Autochtones, par des Noirs et par des personnes racisées partout dans le monde, qui sont affectés de façon disproportionnée par les changements climatiques. Plusieurs sont d’avis que la recherche climatique ne doit pas exclusivement se concentrer sur les coûts économiques, car elle ne rend ainsi pas compte des besoins et du vécu des gens en première ligne. Comment combler ces lacunes?

On parle beaucoup des changements climatiques sans aborder la responsabilité humaine, le colonialisme et le capitalisme mondial. La littérature actuelle sur le climat est encore en grande partie produite par des boursiers blancs; on ignore l’autre et son savoir dans le dialogue sur les changements climatiques.

Quand il est question de changements climatiques, il est surtout question des effets d’un système capitaliste mondial qui repose sur le colonialisme et l’extraction des ressources. Qu’est-ce qui se cache sous ces questions que l’on n’aborde jamais, et qui ce silence protège-t-il?

Qu’en est-il des différents types de deuils écologiques et de tout l’éventail de problèmes mentaux et affectifs vécus par les gens touchés par les diverses répercussions des changements climatiques?

Le deuil écologique se divise en quatre catégories. Le premier est celui qui survient à la suite d’une catastrophe. C’est celui qu’on comprend le mieux; après un ouragan, un glissement de terrain, des feux incontrôlés ou des inondations, l’incidence du trouble de stress post-traumatique et de l’anxiété et de la dépression chroniques est toujours élevée, et ces problèmes persistent pendant des années. Même 10 ou 20 ans plus tard, certaines personnes composent encore avec d’importantes conséquences sur leur santé mentale.

Vient ensuite une autre forme de deuil écologique, le deuil causé par les changements à action lente, comme la disparition de la glace ou l’évolution des conditions environnementales au fil du temps. Ce type de deuil est lent, progressif et il est plus difficile de le cerner ou d’en prendre conscience. Comment mesurer quelque chose qui, jour après jour, accable progressivement les gens? Ils ne sont pas toujours capables de l’exprimer parce qu’il n’y a pas de grand événement déclencheur; il n’y a qu’un sentiment généralisé de stress, d’anxiété et de tristesse.

Robert Nixon qualifie ces changements lents et progressifs de lente violence, ce qui fait référence à l’évolution de l’environnement naturel découlant des changements climatiques, de l’extraction des ressources, de la croissance urbaine, de la disparition d’espèces et d’endroits qui nous sont chers, des changements aux écosystèmes, à notre sentiment d’appartenance et aux liens qui nous unissent à la nature, à l’accélération de la désertification dans certains endroits, à l’augmentation des sécheresses et à l’élévation du niveau de la mer dans les pays insulaires de faible altitude. Ce sont des changements qui s’effectuent jour après jour, année après année.

Le troisième type de deuil est le deuil par procuration, celui qu’on vit lorsqu’on voit la souffrance d’autrui ou qu’on apprend qu’un désastre est survenu, par exemple en écoutant les nouvelles. Les feux incontrôlés qui ont eu lieu en Australie en 2020 en sont un bon exemple : le monde entier avait les yeux rivés sur cette dévastation, et toute cette consternation de gens des quatre coins du monde était très palpable.

Enfin, vient le deuil appréhendé : c’est le deuil et l’anxiété qui nous envahissent quand on songe à l’avenir. Pour les gens à l’avant-scène des changements climatiques, ce deuil peut être très profond parce qu’ils les vivent déjà et qu’il est très facile de se projeter dans l’avenir. Pour d’autres, c’est un deuil ressenti lorsqu’ils songent aux changements climatiques en général, ce qui est souvent lié à l’écoanxiété ou à l’anxiété climatique.

Les gens du Labrador, par exemple, vivent déjà des moments très difficiles en raison des changements climatiques. Certaines mesures font déjà état d’un réchauffement de deux à trois degrés Celsius, les projections laissant présager une hausse de la température moyenne annuelle de 9 à 11 degrés d’ici 2100. Les gens savent ce que cela signifie et sont conscients de l’incidence qu’aura ce réchauffement sur la couverture de glace, la faune, la flore et leurs habitudes de vie. Pourtant, c’est, d’une certaine façon, inconcevable, et cela crée différentes formes de deuil chronique et appréhendé quand on songe à l’avenir et aux répercussions sur soi et sur sa famille, sa communauté et sa culture.

Pour les gens qui ne sont pas en première ligne, le deuil appréhendé repose tout de même sur cette conscience de ce qui est à venir et de ce qui sera perdu. Un avenir empreint de pertes, qu’est-ce que ça signifie? Comment trouver un sens à cela? Qu’arrivera-t-il? Quel avenir nous attend? À quel point les humains et les autres êtres vivants souffriront-ils? Il s’agit là de grandes questions qui sont souvent source de deuils et d’angoisse.

Donc que peut-on faire pour surmonter cette crise de santé mentale?

Les besoins en matière de santé mentale étant très complexes, il faut intervenir à divers degrés et à divers échelons. Il faut des soins de santé structurés et des services de thérapie et de counseling améliorés, qui tiennent compte des différentes répercussions des changements climatiques sur la santé mentale. Il faut aussi financer le travail remarquable qu’accomplissent les collectivités pour créer des ressources adaptées à leur culture et leurs priorités. Il faut davantage de soins de santé mentale respectueux des différentes cultures, comme les thérapies axées sur la nature, et plus d’infrastructures vertes, de même qu’une conception et une planification urbaines qui favorisent le transport actif, les modes de vie sains ainsi que la préservation de l’environnement. D’excellents réseaux et ressources existent déjà (voir la liste ci-dessous).

La thérapie peut être très importante à certaines étapes, mais il faut beaucoup plus, comme le montrent les différentes cultures : il faut plus d’activités en pleine nature et de cercles de discussion, comme le Good Grief Network qui a vu le jour en ligne. Les ressources en santé mentale sont, de façon générale, extrêmement sous-financées et trop sollicitées. Dans les régions rurales et éloignées, il n’existe quasiment pas de ressources en santé mentale destinées aux Autochtones.

Le gouvernement doit adopter une approche multidimensionnelle en raison de la complexité des besoins en santé mentale. On doit se doter de soins de santé structurés et financer le travail remarquable qu’accomplissent les collectivités pour créer des ressources qui cadrent avec leur culture et leurs priorités.

Selon mon expérience, ce qui fonctionne très bien dans le Nord, c’est de donner accès à des activités en pleine nature et à des services de counseling en santé mentale culturellement adaptés, et d’organiser des sports et soirées d’activités; ce n’est pas une chose en particulier, mais bien le tout.

Le contenu de cet entretien a été révisé et condensé.

Si vous vivez des difficultés en lien avec les enjeux abordés ici, n’hésitez pas à vous confier à une personne de confiance. Voici d’autres ressources qui pourraient être utiles :

Titulaire d’un doctorat, Ashlee Cunsolo est géographe et doyenne fondatrice de l’École des études arctiques et subarctiques, à l’Institut du Labrador de l’Université Memorial.

Militante pour l’action climatique et bâtisseuse de communautés équitables, Kiemia Rezagian travaille sur le territoire de la Confédération des Trois Feux.

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