Crédit d'image: Carbon Engineering Ltd.

Cibles négatives

Pourquoi le Canada et le monde doivent éliminer le dioxyde de carbone, et comment y arriver.

Les acteurs de la communauté internationale se sont entendus pour tenter de limiter la hausse de la température à 2 °C, et afin de mitiger encore davantage le risque, de faire tout en leur pouvoir pour ne pas dépasser 1,5 °C. Mais pour l’heure, même la cible la moins sévère paraît inaccessible, et il semble très improbable que l’on atteigne la plus exigeante. S’il reste une chance de réaliser ces ambitieux objectifs, il faudra, au-delà des efforts pour réduire les émissions générées par tous les pans de l’économie, faire encore plus de place aux initiatives visant à éliminer le dioxyde de carbone dans l’atmosphère.

Or les mesures incitatives visant à multiplier les projets d’élimination du dioxyde de carbone (EDC) sont maigres, voire inexistantes, même dans des pays aux politiques climatiques robustes comme le Canada. Nous présentons ici des moyens concrets dont disposent les gouvernements pour stimuler les projets d’EDC. Nous traitons aussi de la délicate question de l’équité entourant la responsabilité financière du déploiement des technologies d’EDC à l’échelle mondiale.

Le potentiel du Canada relativement à l’EDC

Voici tout d’abord en quoi consiste l’élimination du dioxyde de carbone. Dans son rapport Vers un Canada carboneutre, l’Institut en définit deux grands types :

1)     Les procédés naturels, comme la reforestation et les pratiques agricoles non conventionnelles.

2)     Les technologies consistant à capter le dioxyde de carbone lors de la production de bioénergie (bioénergie associée au captage et stockage du carbone, ou BECCS),ou directement depuis l’air ambiant pour le stocker dans le sol (capture directe du dioxyde de carbone).

Le Canada a tout le potentiel voulu pour s’adonner à ces deux types d’EDC. Côté procédés naturels, le pays abrite d’immenses forêts et de vastes terres arables; côté technologies, il regorge de biomasse et de sources d’électricité propre et à bon prix, d’anciens réservoirs pétroliers et gaziers idéaux pour le stockage du carbone, et de profonds aquifères salins dans ce qu’on appelle le bassin sédimentaire de l’Ouest canadien.

Mais si le Canada a ce qu’il faut pour paver la voie à l’EDC, les solutions technologiques en particulier y sont onéreuses et peu avancées. Comment alors pourrait-il développer et promouvoir les procédés de BECCS et de capture directe du dioxyde de carbone? Et s’il y parvient, comment la communauté internationale fera-t-elle pour mobiliser les ressources nécessaires à un déploiement mondial? Justement, il sera peut-être plus important encore d’alléger le poids financier de ces technologies pour ensuite – à long terme – les appliquer à grande échelle, que de les utiliser dans l’immédiat pour réduire les émissions.

L’insuffisance des mesures incitatives : trois solutions

Au Canada, le carbone est tarifé dans tous les secteurs de l’économie, et c’est là une bonne façon d’encourager la carboneutralité. Toutefois, rien n’est prévu pour récompenser ceux qui dépassent le seuil 0 et arrivent à générer des émissions négatives. Et plus encore, si la responsabilité de réduire les émissions positives revient généralement à celui qui les génère (l’automobiliste, le propriétaire de l’aciérie), rien n’est clair pour les émissions négatives : comment en imputer la responsabilité aux entreprises, et en particulier aux ménages?

Il y a des solutions pour encourager l’EDC. L’une d’entre elles est de compter sur la volonté des acteurs; on en voit déjà dans le secteur privé se doter de technologies de capture directe du dioxyde de carbone, de leur propre chef. Par exemple, la filiale canadienne de Shopify a récemment annoncé qu’elle créerait 15 000 tonnes d’émissions négatives par capture directe, un projet confié en grande partie à Carbon Engineering Ltd, elle aussi canadienne. Cela dit, malgré ces cas encourageants, les chances de voir une telle volonté pousser suffisamment d’acteurs à agir restent très minces.

Une autre solution consiste à inclure dans les politiques climatiques existantes l’EDC en tant qu’option de conformité pour les entreprises, qui pourraient, par exemple, neutraliser leurs propres émissions en confiant l’EDC à un tiers. Les émissions négatives issues de la BECCS, et en particulier de la capture directe, se comptabilisent et se vérifient facilement, sans compter leur caractère hautement permanent (un avantage par rapport aux émissions négatives naturelles). Ainsi greffée aux systèmes d’échange de droits d’émission, comme les allocations fondées sur la production au Canada, une telle option de conformité aurait de grandes chances de recevoir un accueil favorable. Pour autant que les règles du jeu progressent vers un resserrement, cette solution pourrait nous porter dans les décennies à venir et aider les secteurs à la traîne à atteindre leurs cibles pendant qu’ils s’emploient à transformer leurs processus.

Enfin, les gouvernements pourraient concevoir des politiques offrant, en plus des incitatifs à la réduction des émissions de carbone (atteinte du seuil 0), des mesures pour encourager directement l’élimination du dioxyde de carbone (dépassement du seuil 0). Ces mesures pourraient prendre la forme d’une subvention (une sorte de taxe négative sur le carbone) proportionnelle au volume d’émissions séquestrées. Seraient ainsi avantagées de façon plus ciblée les technologies d’EDC dans leurs premiers stades de développement, ce qui ne serait pas le cas avec la solution précédente, qui mettrait en compétition les technologies coûteuses et les mesures bon marché (dont celles associées aux procédés naturels) en tant qu’options de conformité.

Une dette à acquitter : l’EDC et l’équité climatique mondiale

La création d’incitatifs nationaux à l’EDC est une chose, mais c’en est une autre à l’échelle mondiale. L’EDC peut coûter cher, surtout lorsqu’elle recourt à des procédés technologiques, sans compter que ce ne sont pas toutes les régions du monde qui peuvent accueillir de grands volumes de carbone. Et pourtant, ces technologies peuvent faire beaucoup pour résoudre le problème climatique à l’échelle mondiale, et pas seulement pour les endroits où elles sont déployées. D’où la question de savoir qui devrait en assumer les frais, et comment constituer mondialement une immense réserve de fonds et la mettre à la disposition des régions capables de stocker le carbone.

Il est vrai que des économies émergentes comme la Chine font aujourd’hui partie des plus grands émetteurs, mais le dioxyde de carbone anthropique actuellement présent dans l’atmosphère provient surtout de l’activité industrielle qui a cours depuis longtemps dans les pays déjà développés, dont le Canada. Et ce sont ces mêmes pays industrialisés qui recèlent le plus grand potentiel d’EDC, notamment pour le stockage géologique, la biomasse et l’électricité propre et peu coûteuse. Le monde acceptera-t-il de payer des régions relativement prospères – Amérique du Nord, Moyen-Orient, Russie et Australie – pour qu’elles tentent de renverser la vapeur?

La question de savoir qui doit payer en amène une autre, plus concrète : celle de savoir comment payer. On pourrait instaurer un système mondial de droits d’émission, par lequel certains pays se retrouveraient à financer l’EDC dans d’autres. Une autre façon serait d’établir un compte bancaire mondial pour la réduction du dioxyde de carbone. Un tel fonds alimenté par les nations prospères ayant à leur actif le plus grand volume d’émissions serait un mécanisme – qui s’ajouterait aux autres engagements financiers à l’égard du climat – par lequel elles pourraient rembourser leur dette climatique aux pays en développement. Et s’il est géré avec transparence et clairement financé en substance par les pays riches, ce serait aussi une solution au problème de transfert des ressources aux régions industrialisées propices à l’EDC.

Des actions locales, issues d’une vision mondiale

Sur le plan national, le Canada peut – et doit – s’atteler au développement des technologies à émissions négatives. Mais le déploiement de celles-ci, et leur implantation partout dans le monde, soulèvent d’importantes questions : qui assumera la facture, et quelles institutions s’occuperont de gérer le transfert de sommes potentiellement faramineuses entre les pays? Si nous n’avons pas de réponses claires, nous pouvons au moins présumer que la mise en place de ces technologies sera l’un des plus grands projets d’infrastructure mondiale et d’élimination des déchets que nous pourrions connaître dans les siècles à venir.

Chris Bataille est professeur auxiliaire à l’Université Simon-Fraser, chercheur à l’Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI.org), et l’un des auteurs principaux du chapitre sur l’industrie, du Résumé technique et du Résumé à l’intention des décideurs du sixième Rapport d’évaluation du Groupe de travail III du GIEC.

Caroline Lee est associée de recherche principale à l’Institut canadien pour des choix climatiques. Elle a travaillé à l’Agence internationale de l’énergie du gouvernement du Nouveau-Brunswick ainsi que comme consultante en énergie.

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